Chronique livre : Des hommes

de Laurent Mauvignier.

En province, lors de la fête d’anniversaire de Solange, débarque Bernard, autrement appelé “Feu de Bois”. Bernard, c’est le frère de Solange, la brebis galeuse de la fratrie, à moitié clodo, qui survit de la générosité des uns et des autres. Alors quand Bernard offre à Solange une magnifique broche en or, c’est la stupéfaction, la suspicion, l’agacement et la colère de ceux à qui Bernard doit de l’argent. Cet événement déclenche chez l’homme une réaction de rage, et complètement bourré, il part, et agresse la famille Chefraoui, des amis de sa soeur. C’est le point de départ d’un afflux de souvenirs dans l’esprit de Rabut, le cousin de Bernard. Rabut n’a jamais aimé Bernard, et ça n’a pas vraiment changé quand ils ont été envoyés en Algérie. Mais ce qu’ils ont vécu là-bas, et qu’ils ont essayé du mieux qu’ils ont pu d’enfouir, ils n’ont jamais vraiment réussi à l’oublier. Et ce passé dont personne ne parle, ou plutôt que tous préfèrent taire, ressurgit soudain dans la vie de tous, sous la forme de cette agression.

D’un point de vue de la construction et de la précision de la langue, Des hommes est un livre somptueux. Composé de quatre chapitres de longueurs inègales, suivant la chronologie de cette journée d’anniversaire, le roman nous balade entre différentes époques sans jamais nous perdre. De l’enfance de Bernard et Rabut, à la guerre d’Algérie, puis leur retour en France, et leur réadaptation à la vie civile (ratée pour Bernard, très relativement réussie pour Rabut), le livre brasse toute la vie d’une génération marquée par des atrocités trop longtemps tues, cachées, comme si elles n’avaient jamais existées. Laurent Mauvignier n’a décidément pas son pareil pour exhumer les blessures les plus enfouies, qui pourtant conditionnent tout le reste. C’est un immense écrivain de la faille intérieure contre laquelle on lutte mais qui parfois devient le trou noir dans lequel tout disparaît.

Et cette nuit encore il se réveillera et se souviendra et pourra se demander si c’est à cause du froid qu’il tremble, que son corps tremble, ou si c’est parce qu’il y a en lui cette voix qui ne sait pas se taire et murmure des souvenirs comme dans un champ de mines ou de ruines, des mots, des questions, des images, un amas compact et confus dont il ne sait pas tirer autre chose que de la peur et le mal au ventre.

Malgré cette absolue perfection de la construction et de l’écriture ou sans doute à cause d’elle, un aspect du roman m’a dérangé. Laurent Mauvignier met en scène ses “rebondissements” (l’attaque de la famille, la découverte du médecin torturé, des soldats massacrés) avec une lenteur bien trop excessive, il retarde au maximum le moment de dévoiler les atrocités, forçant les émotions du lecteur, le plongeant dans une longue agonie par le pouvoir de sa plume. C’est absolument brillant au niveau de l’écriture, mais absolument pas nécessaire. Le sujet porte en lui-même une telle dose d’émotions qu’il est vraiment inutile de prendre en otage de ses émotions le lecteur de la sorte. C’est parfois à la limite du putassier. On reconnaît-là le piège dans lequel il a complètement plongé dans son dernier roman Ce que j’appelle oubli : rechercher l’émotion à tout prix, au détriment du pourquoi du sujet et du pourquoi de l’écriture.

Des hommes est brillantissime de part sa forme, courageux par son thème, mais je n’arrive pas à y adhérer totalement, dérangée par ce parti-pris constant de vouloir forcer l’émotion du lecteur, de le prendre en otage. J’espère que Laurent Mauvignier réussira à se renouveler, à explorer d’autres univers et à sortir de ce sillon dans lequel il semble vraiment commencer à s’enliser.

Chronique livre : Apprendre à finir

de Laurent Mauvignier.

Deuxième roman de Laurent Mauvignier après le magnifique Loin d’Eux, Apprendre à finir constitue une “suite” logique et superbement tenue.

Sur le principe du monologue intérieur, Laurent Mauvignier se glisse dans la peau d’une femme. Une femme qui apprend “à finir”, à faire le deuil de sa relation avec son mari. Le couple se déchirait quand l’homme a eu un grave accident. Un homme qui avait une maîtresse, et une femme dont l’impuissance se muait en désespoir, et en violence. Mais l’accident a tout changé. Il doit réapprendre à marcher, à vivre. Il est complètement dépendant d’elle, et la certitude qu’il ne partira plus, qu’il ne peut plus partir donne à cette femme l’énergie et l’espoir que tout est encore possible. Mais un jour l’homme réapprend à marcher, et la peur du vide revient.

La façon dont Laurent Mauvignier se glisse dans la peau de cette femme est véritablement troublante. Il compose un personnage tout en nuances, profondément humain, bouleversant dans ses peurs, contradictions, son courage et sa souffrance. Dans un style très parlé, heurté, qui laisse la place aux silences, Laurent Mauvignier réussit à nous toucher profondément, à nous ramener à nos propres angoisses face à la vie, l’abandon, la solitude. C’est beau et très émouvant, profondément humain et sincère, bien loin de l’exercice de style un peu vain de son dernier roman, Ce que j’appelle oubli.

Il y a dans Apprendre à finir un souffle, une vérité déchirante, une blessure inguérissable, comme la vie. Et c’est magnifique. Un très beau livre.

Chronique livre : Ce que j’appelle oubli

de Laurent Mauvignier.

Perplexité, agacement, ce sont les mots qui me sont venus à l’esprit en cours de lecture. Ce que j’appelle oubli, très court roman (à peine 60 pages écrites en police 18, à peine une nouvelle en fait), publié bien entendu, par les Editions de Minuit, laisse un goût amer dans la bouche. Pourtant, je me doute bien qu’il est sûrement de très mauvais goût d’oser émettre des doutes en ce qui concerne les intentions de l’auteur, tant le fait divers sur lequel il s’appuie est effectivement abominable, insupportable, inadmissible.

Dans un supermarché de Lyon, un jeune homme a succombé sous les coups de vigiles, pour avoir volé une cannette de bière. Choquante, l’histoire ne peut évidemment laisser indifférent. Délaissant la forme chorale dans laquelle il excelle, Laurent Mauvignier se donne le rôle d’un narrateur anonyme, qui s’adresse au frère de la victime, pour lui raconter le drame, les pensées du jeune homme, des souvenirs. En une unique phrase, sans point, il déverse cette histoire sur l’inacceptable. Je suis vraiment très gênée par cet ouvrage. Je ne comprends clairement pas les intentions de l’auteur. Laurent Mauvignier est pourtant un très grand et ses textes déclenchent en moi, généralement, des torrents d’émotions et de respect sur sa capacité à appréhender les tourments humains dans toutes leurs nuances. Sa hauteur de vue, l’ampleur de ses textes, l’urgence de son écriture me bouleversent. Ici, ce n’est pas du tout le cas.

On a constamment l’impression qu’il se bat avec le cadre formel qu’il s’impose (une unique phrase), rien n’est fluide, l’oralité est absente. Bien que court, ce texte est donc relativement compliqué à lire, et il se termine manière fort prévisible (et donc fort décevante), non par un point, mais par un tiret. Cette forme, au lieu d’apporter de l’urgence, de l’émotion, plombe le roman par sa lourdeur, et focalise l’attention du lecteur au lieu de servir de point d’appui au déploiement du propos. D’autres auteurs ayant eu recours au même procédé s’en sont bien mieux sortis, utilisant la phrase unique comme moyen et non comme finalité pour soutenir leur pensée (Philippe Malone et son très grand Septembres, ou encore Mathias Enard et son impressionnant Zone).

De ce que j’aime dans l’écriture de Laurent Mauvignier il ne reste pas grand chose dans ce court texte, qui se révèle au final bien plus anecdotique que son sujet. Beaucoup de regrets donc, d’autant plus qu’au-delà du fait divers terrible il y avait tout de même beaucoup de choses à creuser, beaucoup de questions à poser, à réfléchir. Manque d’ampleur dans la prise en main du sujet, focalisation sur la forme au détriment du fond, Ce que j’appelle oubli laisse perplexe et affamé. Ce que j’appelle à oublier ? (pour mieux passer au suivant).

Chronique livre : Loin d’Eux


 de Laurent Mauvignier

« … peut-être il était mort de tout ça, Luc, des mots enfouis. Peut-être pour ça, à cause de leur poids, que je n’aurais jamais de petit-fils. »

Luc, fils unique de Jean et Marthe, neveu de Gilbert et Geneviève, cousin de Céline, est parti de ce tout petit bout de province. D’abord spatialement pour rejoindre Paris et essayer de rencontrer ses rêves de 7ème art, puis, rattrapé par la banalité de sa vie et par cette ombre qui plane sur lui depuis toujours, définitivement. Il s’est donné la mort. Les voix familiales et intérieures se bousculent alors pour exprimer ce qui n’aurait jamais pu l’être autrement. Incompréhension, solitude, impossibilité de dire, de ressentir, de se projeter en l’autre. Barrières générationnelles qui ne tomberont jamais, qui finalement n’auraient sans doute jamais pu tomber.

Bouleversée de ces mots qui résonnent très fort à l’intérieur de soi, par la beauté fracassante de ces paroles inestimables. Et les larmes qui coulent sans qu’on s’en rende compte. Loin d’eux fait partie de ces rares livres qui pénètrent dans la tête, dans le cœur, qui s’insinue jusqu’à ce qu’on s’approprie ses pensées, ses sentiments, cette manière de le dire aussi si particulière, difficile au début, heurtée, bousculée. Ces phrases longues, ces phrases écrites comme on les pense mais qu’on ne les exprime jamais. Le style Mauvignier s’apprivoise pour petit à petit faire partie de soi, et rester quelque chose que l’on porte longtemps dans sa tête, son cœur et ses tripes.

Responsabilité, culpabilité, douleur, absence, l’intime le plus profond, parfois totalement indicible devient personnel, émotionnel, universel. On n’est pas ici dans les prises de tête franco-psychologico-masturbatoires, ni dans l’évocation de souvenirs liées à la première gorgée de cacao. Non. Ici, ce sont les plaies béantes ouvertes, l’urgence de dire tout ce qui a été tu pendant tellement de temps. Ici, il est question de survie. Et Luc, lui a voulu croire qu’on pouvait vivre, impossible de se résigner à ces gens qui survivent petitement, et qui voudraient qu’on fasse pareil. Luc est mort de ces silences, de ces choses impossibles à exprimer, de ce trop plein de mots qui ne sont jamais sortis.

Mais dans ces abîmes de douleur, il y a Céline, Céline et son envie de vivre, malgré tout.

A lire aussi : « Dans la foule » de Laurent Mauvignier, 2006. Critique golienne et inestimable ici.
A noter : très belle collection de poche des Editions de Minuit, Collection « Double ». Chapeau.