Chronique livre : Rue des voleurs

de Mathias Enard.

Mathias Enard délaisse ses recherches formelles (le puissant Zone) pour un roman beaucoup plus classique, à la narration linéaire. Lakhdar un jeune marocain amateur de polars français, faute avec sa cousine Meryem. Ils se font prendre. Lakhdar fuit. Il hante alors les rues de Tanger, puis est embauché comme libraire par un groupe d’extrémistes. Il ne le comprend pas tout de suite, gentil et naïf comme il est. Puis il rencontre Judith, une étudiante espagnol. Cette rencontre et cet amour font basculer sa vie.

Les deux premières parties de Rue des voleurs se lisent sans déplaisir mais sans passion non plus. On s’attache au personnage, enfant candide, toujours en marge, jamais vraiment dans les choses. Son amour des livres et des mots lui permet de se construire, petit à petit, et surtout de lui ouvrir l’esprit, de lui donner du recul sur les choses. Mais c’est surtout dans la dernière partie, cette Rue des voleurs de Barcelone qui donne son titre au roman, qu’on retrouve ce qu’on aime dans l’écriture de Mathias Enard, ce style magnifique, cette écriture à vif, hantée. On le sent porté par la ville de Barcelone, et le récit prend alors vraiment une belle ampleur, en même temps qu’il explore des territoires hypersensibles.

Résolument ancré dans le monde contemporain (en fond, les révolutions arabes, la révolte des indignés en Espagne), Rue des voleurs peut se lire comme un hymne au livre, au voyage et à la culture, facteur d’émancipation (intellectuelle) et d’ouverture sur le monde. Et ça c’est très beau. Mais j’aimerais bien quand même que Mathias Enard nous offre à nouveau ses recherches stylistiques et ses audaces formelles, histoire de retrouver le frisson primitif ressenti à la lecture de Zone.

Ed. Actes Sud

Chronique livre : L’alcool et la nostalgie

de Mathias Enard.

Etranges sont les liens qui se tissent entre deux oeuvres au hasard de l’ordre dans lequel on les lit. L’alcool et la nostalgie semble être le pendant sombre de ce qu’a été Ce qu’aimer veut dire pour moi, construit autour du voyage (géographique et temporel), de gens qui ont compté et comptent encore, de la drogue, et d’un monde intellectuel hanté la littérature. L’alcool et la nostalgie confirme tout le bien que je pensais de Mathias Enard après la lecture de son fascinant Zone. L’alcool et la nostalgie semble lui-même être le fantôme de Zone, et c’est à la fois fascinant et déroutant de voir à quel point sur une trame très semblable (un voyage en train, des souvenirs qui affleurent et envahissent tout), traitée de manière assez comparable dans le style, Mathias Enard réussit à nouveau un roman magnifique, touchant, simple, ample, intelligent et sensible.

Oeuvre de fiction, Mathias Enard brouille cependant les pistes en donnant à son narrateur son propre prénom. Ce flou entretient la flamme, et fascine, rendant le roman personnel, dangereux, sur le fil. Le narrateur reçoit une nuit l’appel de Jeanne, une ancienne amante, partie vivre en Russie, avec  leur ami Vladimir. Elle lui annonce la mort de Vladimir, dont il était également très proche. Ce trio amoureux a vécu à Moscou une vie agitée, noyée dans l’alcool, la drogue et les médicaments. Mathias se remémore cette étape de sa vie, puis son départ de Moscou. L’appel de Jeanne le pousse à revenir en Russie, et à rapatrier le corps de son ami au fin fond de son village natal en Sibérie. Le voyage en Transsibérien, de plus de quatre mille kilomètres permet à Mathias de se remémorer ce tumultueux passé, à remettre en suspension des souvenirs encore douloureux, et déterrer les sentiments qu’il s’était efforcé d’enfouir.

Contrairement à Zone, l’ouvrage est extrêmement court, mais cette forme ramassée condense les émotions, et s’avère plus simple d’accés, dépassant le formalisme de Zone pour oser toucher plus directement le lecteur. Hasard des lectures, les fantômes des écrivains et des événements convoqués par Mathias Enard m’étaient plus familiers dans l’Alcool et la Nostalgie que dans Zone. Tolstoï, Dostoïevski, Kerouac, Tchekhov, Nabokov, le terrain était plus balisé pour moi. Et surtout, l’hommage direct, presque appuyé à Cendrars, et sa prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France me touche infiniment. L’écriture est d’une grande musicalité, rythmique et heurtée, fleuve capricieux des pensées du narrateur. Un moment superbe et fulgurant.

Chronique livre : Zone

de Mathias Enard.

Difficile de ressortir de ce roman indemne. Voilà plus d’un mois que je traîne entre ses pages, mon esprit assommé de noirceur à chaque chapitre lu. Je crois qu’on peut le dire, Zone n’est pas un roman facile à lire, n’est pas un roman confortable.

Difficile en effet de rentrer dans cette écriture serrée, rythmée, sans respiration aucune : pas de point, pas de paragraphe pour ponctuer la lecture, juste des pavés de mots, compacts, chargés. On apprend à respirer sous l’eau ou on se noie.

Le temps d’un long voyage en train, c’est une plongée en apnée dans la tête du narrateur qui attend le lecteur, et ce qui se passe dans sa tête n’est pas des plus joyeux. Adolescent aux penchants politiques douteux, puis soldat dans l’armée croate, pour finir dans les services secrets français, Francis trimballe un bagage très lourd, qu’il nous livre sous toutes ses coutures. Et c’est à la fois passionnant, étouffant, effrayant.

Enard dresse une carte circonstanciée de l’Europe et du Moyen-Orient des massacres, génocides, traîtrises, meurtres, tortures, depuis l’antiquité grecque jusqu’à nos jours. Et il y en a, oh combien ! Ce défilé, à plat, de siècles de malheurs fait froid dans le dos et essore le coeur. On ressort de là complètement lessivé en se demandant jusqu’où les hommes repousseront les limites de l’horreur. Ce n’est pas tant les faits racontés en eux-mêmes qui bouleversent (on sait que ces choses ont existé), mais c’est leur juxtaposition, le rassemblement de siècles et de siècles d’abominations et l’exponentialité de leurs horreurs qui terrassent. Le narrateur, las de servir de réceptacle à tant de malheurs veut se débarrasser de ses secrets en les monnayant, et recommencer une nouvelle vie sous une nouvelle identité. Mais il n’est pas facile de se délivrer de ce qu’on trimballe toujours avec soi.

Entreprise pharaonique, rigoureuse dans sa forme, énergique, Zone m’a fait penser, dans un style bien sûr très différent, au magistral Naissance d’un pont de Maylis de Kerangal. Il y a quelque chose là-dedans qui ressemble à un jaillissement, et qui pourtant pourrait être l’oeuvre-somme de toute une longue et riche vie. Il est assez incroyable que de tels ouvrages naissent sous la plume d’écrivains encore si jeunes. Beaucoup de respect et d’admiration pour ce livre, ardu, exigeant, rugueux. Une grosse claque.