de Mathias Enard.
Etranges sont les liens qui se tissent entre deux oeuvres au hasard de l’ordre dans lequel on les lit. L’alcool et la nostalgie semble être le pendant sombre de ce qu’a été Ce qu’aimer veut dire pour moi, construit autour du voyage (géographique et temporel), de gens qui ont compté et comptent encore, de la drogue, et d’un monde intellectuel hanté la littérature. L’alcool et la nostalgie confirme tout le bien que je pensais de Mathias Enard après la lecture de son fascinant Zone. L’alcool et la nostalgie semble lui-même être le fantôme de Zone, et c’est à la fois fascinant et déroutant de voir à quel point sur une trame très semblable (un voyage en train, des souvenirs qui affleurent et envahissent tout), traitée de manière assez comparable dans le style, Mathias Enard réussit à nouveau un roman magnifique, touchant, simple, ample, intelligent et sensible.
Oeuvre de fiction, Mathias Enard brouille cependant les pistes en donnant à son narrateur son propre prénom. Ce flou entretient la flamme, et fascine, rendant le roman personnel, dangereux, sur le fil. Le narrateur reçoit une nuit l’appel de Jeanne, une ancienne amante, partie vivre en Russie, avec leur ami Vladimir. Elle lui annonce la mort de Vladimir, dont il était également très proche. Ce trio amoureux a vécu à Moscou une vie agitée, noyée dans l’alcool, la drogue et les médicaments. Mathias se remémore cette étape de sa vie, puis son départ de Moscou. L’appel de Jeanne le pousse à revenir en Russie, et à rapatrier le corps de son ami au fin fond de son village natal en Sibérie. Le voyage en Transsibérien, de plus de quatre mille kilomètres permet à Mathias de se remémorer ce tumultueux passé, à remettre en suspension des souvenirs encore douloureux, et déterrer les sentiments qu’il s’était efforcé d’enfouir.
Contrairement à Zone, l’ouvrage est extrêmement court, mais cette forme ramassée condense les émotions, et s’avère plus simple d’accés, dépassant le formalisme de Zone pour oser toucher plus directement le lecteur. Hasard des lectures, les fantômes des écrivains et des événements convoqués par Mathias Enard m’étaient plus familiers dans l’Alcool et la Nostalgie que dans Zone. Tolstoï, Dostoïevski, Kerouac, Tchekhov, Nabokov, le terrain était plus balisé pour moi. Et surtout, l’hommage direct, presque appuyé à Cendrars, et sa prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France me touche infiniment. L’écriture est d’une grande musicalité, rythmique et heurtée, fleuve capricieux des pensées du narrateur. Un moment superbe et fulgurant.
Une réflexion sur « Chronique livre : L’alcool et la nostalgie »