d’Eric Chevillard
Monsieur Chevillard,
Je me permets de vous adresser cette lettre après avoir lu, que dis-je dévoré votre nouveau roman (mais en est-ce bien un ? le doute reste permis), L’auteur et moi. J’ose espérer que vous pardonnerez cette intrusion dans votre vie si foisonnante. Je n’ai pas pour habitude d’écrire aux auteurs de cette manière, directement. J’agis généralement de la sorte : après les avoir lus, j’écris un petit billet d’humeur souvent dithyrambique, même si parfois féroce, et de temps en temps fort mou. Quelques fois quand l’auteur me paraît sympathique ou rigolo ou intelligent ou méchant comme il faut ou (soyons honnête jusqu’au bout) beau comme un dieu, la grande timide que je suis ose, lui tapoter la tête sur un réseau social bleuté pour lui faire part de ma très modeste existence. S’ensuivent alors parfois quelques discussions cordiales, des échanges sommaires ou des vents complets, c’est selon.
Malheureusement, la belle mécanique s’enraye à la lecture de L’auteur et moi ! Comment réussir à parler d’un livre dont le mécanisme même est de s’auto-analyser en même temps qu’il se lit et s’écrit ? Un livre qui prend à rebrousse-poil toute tentative d’attaque ou d’admiration? Un livre qu’on sent nourri de tout ce qui s’est déjà dit sur l’oeuvre de son auteur ? Non non, un tel sens de la mise en abyme est bien trop vertigineux pour la pauvre monomaniaque de la chronique que je suis. Aussi me garderais-je bien de toute tentative d’apporter mon très modeste éclairage à cette oeuvre qu’on devine déjà somme pour son auteur. Je vous avouerai juste que la lecture de L’auteur et moi m’a fait passer du rire aux larmes avec l’aisance de la contorsionniste s’encastrant dans une boîte à chaussures. Ecoutez plutôt.
“L’étreinte peut-elle être autre chose que la promesse de ce déchirement prochain ?”
“…- ma mémoire redevenue une page vierge où enregistrer enfin le poème du monde.”
“Plus grumeleux, je ne connais que le chancre.”
Magnifique n’est-ce pas ? ainsi mon livre sur chaque page a vu fleurir des marques discrètes afin de garder vivant le souvenir de vos mots éternels.
Monsieur Chevillard, Cher Eric si j’osais, vous êtes absent du réseau social bleuté, aussi il m’est difficile de vous tapoter sur la tête pour attirer votre attention. Quel dommage ! Dijonnaise d’adoption, tout comme vous, certaines de vos réflexions résonnent en moi, bien plus qu’en n’importe quel parisien, ou autre provincial non dijonnais (pauvre créature). La nouvelle antre d’Oreille Rouge ? et c’est tout de suite le joli village de F. qui grandit sous mes yeux. Les jeunes gens des associations humanitaires ? La rue du B. bien sûr, que tous les samedis je contourne prestement pour éviter le harcèlement caritatif. Ahhh, que de souvenirs communs pour deux existences si dramatiquement parallèles. Si je n’avais pas peur de troubler votre retraite, je vous inviterais, comme ça, mine de rien, en tout bien tout honneur, à boire un café. Mais je connais trop votre goût pour la discrétion, la réponse me semble hélas, connue d’avance. C’est bien regrettable. Vous auriez pu constater que d’une part votre lectorat n’est pas composé uniquement “de dames d’un certain âge qui s’ennuient.”, je suis moi-même jeune assez encore, et point tout à fait décrépite, et d’autre part que le gratin de chou-fleur, que je cuisine à la perfection et dont je vous aurais amené une portion-maison, est un mets tout à fait délicieux que vous dénigrez de manière fort injuste tout au long de votre livre. Et c’est bien le seul reproche que je pourrais vous adresser concernant cette oeuvre magistrale qu’est L’auteur et moi, trop de chou-fleur tue le chou-fleur.
Monsieur Chevillard, Cher Eric, je ne sais si ces quelques mots parviendront jusqu’à vous. Que le doute est puissant quand l’issue est incertaine. Mais trop longtemps en moi enfouis, il fallait enfin que je vous les écrive.
Avec toute l’admiration pour l’auteur que vous êtes, je vous prie d’agréer l’expression de mon respect le plus sincère. Merci.
Anne V.
P.S.: Certains auront l’impudence de voir en ce texte une tentative de drague éhontée, il n’en est rien, c’est bien mal me connaître. Je ne voudrais en aucun cas troubler la quiétude ménagère de quiconque.
P.S. bis: D’autres encore verront dans cette lettre une façon et pour le dire crûment, de botter en touche par rapport à un texte dont je ne saurais que dire. Ceux-ci auront lu en moi avec plus de discernement, L’auteur et moi m’a passionné (ahhhh la fourmi), agacé, ennuyé, enjoué, tout en déjouant par avance toutes les remarques que j’aurais pu exprimer. Me voilà donc bien inutile chroniqueuse, si ce n’est lectrice. Il a bien fallu que je m’en débrouille autrement.
Ed. Les Editions de Minuit