Chronique film : Melancholia

de Lars Von Trier.

Lars Von Trier ne va pas bien, on s’en doutait un peu (je sais, je l’ai déjà dit pour Antichrist). Mais dans Melancholia il nous l’assène haut et fort, nous l’expose avec lyrisme, puissance et dévastation. Il choisit pour cela de s’incarner dans deux soeurs, la blonde et lumineuse Justine, la brune et sérieuse Claire.

Après un prologue esthétiquement wagnérien et sublime, dans lequel des planètes se tournent autour avant de se percuter, et dont on ne sait trop s’il est ridicule ou grandiose, Lars Von Trier se concentre sur l’histoire de ces deux femmes. Unité de lieu, le film se déroule entièrement dans la magnifique propriété, accompagnée de son golf 18 trous, du richissime mari de Claire. Dans la première partie nous suivons principalement Justine. Elle se marie en grande pompe avec un jeune homme bien sous tous rapports. Claire a organisé la fête du mariage avec sérieux et rigueur. Mais Justine et son mari sont en retard, la faute à cette limousine trop longue qui n’arrive pas à franchir les virages du chemin d’accés à la propriété. Dans cette introduction joyeuse, se dessine déjà le drame qui se jouera plus tard, l’incapacité de Justine (que son neveu appelle d’ailleurs Aunt Steelbreaker, Briseuse d’acier) à arriver jusqu’au bout de ce qu’elle essaie d’entreprendre. Pourtant à ce moment là, on ne se doute de rien, le sourire de Justine camoufle parfaitement la maladie qui la ronge. Ce n’est qu’au cours du repas de mariage, après les interventions d’un père inconséquent qu’on croirait tout droit sorti d’un roman russe, et d’une mère intransigeante et provocatrice que le spectateur comprend que derrière la joie de façade, se déroule un drame intime en Justine, et que ce drame intime atteint également ses proches, qui préfèrent soit fuir (le père), soit mettre des barrières mentales avec Justine (la mère), soit essayer de ramener Justine à la raison (la soeur).

Mais on ne peut pas ramener Justine à la raison, et on ne peut pas fuir son mal, comme elle-même ne peut y échapper. Ce mal, c’est la mélancolie. Pas la mélancolie romantique, le soleil noir de De Nerval, ce sentiment d’une tristesse vague et douce, dans laquelle on se complaît, et qui favorise la rêverie désenchantée et la méditation. Mais la mélancolie dépressive et suicidaire, si profonde, et si dévastatrice que rien ne peut la soulager, et dont rien ne peut freiner l’avancée inéluctable. C’est cet état morbide caractérisé par un abattement physique et moral complet, une profonde tristesse, un pessimisme généralisé, accompagné d’idées délirantes d’autoaccusation et de suicide. Mais en fait d’idées délirantes, le mal de Justine se matérialise sous les traits de Melancholia, une planète errante, “en transit”, dont la trajectoire pourrait bien croiser celle de la Terre.

Démarre alors la seconde partie du film, baptisée Claire, et durant laquelle, pendant que Justine se remet des événements qui se sont déroulés pendant sa fête de mariage, Claire voit s’effondrer le monde qu’elle a pris tant de peine à construire. L’arrivée de la planète n’est pas une surprise pour la mélancolique Justine, dont le mal n’est sans doute qu’une incapacité à se bercer d’illusions, à filtrer le réel pour le rendre moins cruel. Plus elle sent la fin approcher, plus elle semble sereine. C’est la fin de ses tourments, mais aussi la fin des tourments du monde, et de la vie. Pour Claire au contraire, tout s’effondre. Elle qui a toujours tout contrôlé, pour se bâtir une existence parfaite, et pour protéger son enfant, se retrouve dans l’incapacité de maîtriser quoi que ce soit.

On est, il faut bien l’avouer, scotché par l’énormité de la métaphore : une planète baptisée du même nom que la maladie dont souffre Justine, et qui va matérialiser les pensées les plus sombres de la jeune femme. Mais cette énormité est également renversante de puissance. Tout comme les sentiments de Justine, l’arrivée de la planète est incontrôlable, et le mal se propage à tous et toutes. La fin (une scène colossale) est bien sûr inéluctable et généralisée, la destruction totale non seulement de la planète mais également et surtout du concept même de la vie. Je ne sais pas si quelqu’un a déjà été aussi loin dans le nihilisme et la pulsion de mort que Von Trier ose le faire dans Melancholia.

Le paradoxe du film est qu’il est sans doute à la fois le plus facilement lisible de Von Trier, maître absolu de l’entourloupe cinématographique, et pourtant le plus personnel et sincère. Pas étonnant qu’aujourd’hui le réalisateur soit à deux doigts de renier son film, qu’il clame haut et fort qu’un autre aurait tout aussi bien pu le réaliser. C’est bien entendu totalement faux. Personne d’autre que lui n’est capable de dévoiler de la sorte l’insondable noirceur de son psychisme, la profonde souffrance qui le consume.

Le fait que Melancholia ait été présenté en même temps que The Tree of Life à Cannes, est une incroyable coïncidence, tant on a l’impression de voir deux conceptions diamétralement opposées de la vie. Terrence Malick et Lars Von Trier utilisent pourtant des symboliques et des processus quasiment similaires, mais dans des buts fondamentalement différents. Là où les planètes de Malick avaient la rotondité de ventres de femmes enceintes et présageaient de l’espoir de la vie, les astres de Von Trier se percutent dans un cataclysme grandiose, mettant un point final à tout espoir de vie. Là où Malick cherche la rédemption de l’homme dans un principe vital né de la communion entre l’homme, la nature et les éléments, Von Trier voit la destruction de ce principe par les astres même qui ont permis sa création. Mais au-delà de ces divergences de fond, les deux hommes partagent une vision du cinéma comparable, mêlant lyrisme et intimité, et surtout une capacité propre aux plus grands, la capacité à révéler les choses en seulement quelques secondes de film, par le pouvoir absolu de l’image et de la mise en scène. Et dans les deux films, c’est une scène de repas qui est le catalyseur du drame. Dans The Tree of life, après un prologue paradisiaque, les fêlures sautent aux yeux du spectateur en une fraction de seconde : l’autoritarisme du père, la souffrance des enfants, la schizophrénie d’une éducation incohérente. Dans Melancholia, le processus est identique, et ce sont les failles de Justine qui sont révélées.

On peut également souligner le rôle fondamental de l’image dans Melancholia, comme il l’était également dans Super 8. Mais quand J. J. Abrams utilise les images pour dénouer les fils de son intrigue, et en fait un moteur pour la renaissance de son héros, Lars Von trier les utilise comme éléments d’un délire obsessionnel et morbide, comme représentations figées et prophétiques d’une destruction inéluctable.

Et puis il y a cette lumière absolument incroyable, qui a séduit, au gram dam du réalisateur même ses plus fervents détracteurs. Tout le film est baigné d’une noirceur insondable, que vient juste souligner une lumière de fin du monde indescriptible, à la fois chaude et froide, verdâtre et mordorée. C’est un éblouissement visuel représentant une lutte entre la vie et la mort, à l’image de la chaude lune et de la glaciale Melancholia qui cohabitent l’espace de quelques heures dans le ciel nocturne.

Sublime et désespéré, grandiloquent et sensible, Melancholia est un film paradoxal, inquiétant, ravagé, agaçant, qui hurle à la face du monde l’infinie souffrance de vivre, cette souffrance qu’il est de bon ton de taire et de camoufler pour sauver les apparences. Mais les apparences, Lars Von Trier n’en a jamais eu rien à faire, et il le prouve encore ici, dans son film sans doute le plus plastique, mais aussi le plus personnel.

Chronique film : Super 8

de J. J. Abrams.

Magnifique surprise que ce blockbuster de l’été, malheureusement vu en version française dans un cinéma pop-corn (mais avec écran géant, ce qui est quand même impressionnant). Super 8 est un pur moment de bonheur cinématographique, un divertissement grandiose et émouvant, qui plonge le spectateur dans un état d’émerveillement total, de ces états qu’on croit disparus depuis la fin de l’enfance.

Dans une petite ville de l’Ohio, un groupe de pré-ados tournent un film de zombies en Super 8 pour participer à un concours. Parmi eux, Jo, le fils du shérif adjoint vient de perdre sa mère. L’arrivée d’Alice, la plus jolie fille du collège comme actrice dans leur petite bande réintroduit une figure féminine dans sa vie. Mais lors d’une nuit de tournage dans une gare désaffectée, les enfants vont connaître une double déflagration. La première c’est la découverte des talents d’actrice d’Alice, qui les cloue sur place et apporte à leur petit jeu une dimension, un sérieux qu’il n’avait jusqu’alors pas. La deuxième déflagration c’est le déraillement d’un train de l’armée de l’air dont ils sont les premiers et uniques témoins. La scène est spectaculaire (vraiment), mais ce qui s’est passé à ce moment-là, on ne l’apprendra que beaucoup plus tard dans le film : la caméra des enfants, tombée à terre a filmé la scène, mais le film ne sera développé et visionné par les enfants que trois jours plus tard dans une scène magnifique entre Jo et Charles, durant laquelle les sentiments des deux garçons pour Alice sont révélés, en même temps que sur l’écran se révèle le pourquoi des événements si étranges après le déraillement du train. Car cet accident n’est pas sans conséquence : disparition des chiens, mystérieux vols de moteurs et d’appareils électro-ménager, enlèvement du shérif et autres habitants de la petite ville. Le père de Jo enquête, mais se heurte vite au silence de l’armée de l’air. Pendant la deuxième partie du film, on suit donc l’adjoint au shérif, débordé par tout ça, qui essaie de jongler entre la résolution de l’énigme, les demandes des administrés, et la protection de son fils. Mais le mystère, ce sont bien les enfants qui vont le dénouer, à la fois par la découverte des images de leur propre film et par le visionnage d’une vieille bobine appartenant à leur professeur de biologie (responsable du déraillement du train).

A la manière d’un Spielberg, à qui le film rend un hommage évident, J. J. Abrams fait tout pour émerveiller ses spectateurs, et c’est une formidable réussite. Plus lyrique que son modèle, le réalisateur multiplie les sources d’éblouissement (au sens propre) : incendies, lumières des projecteurs de cinéma, flare bleuté omniprésent sur la pellicule comme une présence bienveillante,… et le spectateur est ébloui comme un enfant. Le scénario n’a sans doute pas la rigueur et la cohérence d’un Spielberg dans son aspect fantastique, mais c’est pour mieux multiplier les sources d’étonnement : on adore quand, dans le film du professeur de biologie on voit le vaisseau spatial de la créature se désagréger en milliers de cubes métalliques blancs, comme des pièces de légo géantes, et on adore quand les pièces se rassemblent à nouveau pour recréer la navette, on adore ces mouvements de caméra d’une fluidité inouïe qui emporte le spectateur de l’intime au fantastique ou au spectaculaire, ces profondeurs de champ qui superposent les plans et racontent plusieurs choses en même temps.

Mais la technique que déploie J. J. Abrams n’a rien de l’esbroufe pour l’esbroufe. Il s’agit vraiment de surprendre, d’émerveiller, d’émouvoir le spectateur, en lui racontant l’histoire de l’acceptation d’un deuil, celui de Jo et de son père, pour qu’ils puissent tous les deux continuer leur histoire. Car bien sûr tout ce barouf fantastique, cette créature de l’espace qui ressemble beaucoup à une araignée géante, ne sont qu’un prétexte, un catalyseur dans la vie de ces deux personnages, qui va leur permettre à la fois de se retrouver comme un père et son fils devraient l’être, et de se retrouver eux-mêmes à travers le regard des autres. Car il est beaucoup question de regard dans le film. Jo, en visionnant avec Alice un vieux film super 8 de son enfance dans lequel apparaît sa mère, explique à sa camarade que ce qui lui manque le plus c’est le regard de sa mère, la seule personne qui lui donnait l’impression d’être quelqu’un juste en le regardant. L’enfant a perdu ce regard, et s’est perdu lui-même. Le film est la reconquête de ce regard, qui bizarrement sera celui de la créature. Dans une scène absolument ravageuse Jo, prisonnier de la bête, au lieu d’essayer de fuir, se met à la regarder vraiment, pour ce qu’elle est, une créature isolée, perdue sur une Terre dont elle est étrangère et qu’elle veut fuir. Ce regard qu’il porte sur elle, soudain sera également porté sur lui par cette bestiole. C’est une délivrance pour l’enfant, qui, existant par les yeux de la bête se remet à exister vraiment. Et cette existence reconquise sur la mort d’un être cher lui permet à son tour de regarder le monde et l’avenir, dans une scène finale éblouissante.

Et puis le film est également un chant d’amour à l’Art et plus précisement à l’image et au cinéma, à leur pouvoir salvateur. Des films dans le film il y en a quatre : le film de zombies, les images du déraillement, le film de la mère de Jo, et enfin les archives du professeur. Chacun de ces films est une brique dans la résolution du mystère et dans la reconstruction de Jo, certes pas ce qui le sauvera vraiment (le regard de l’autre) mais comme des clés, qui font s’ouvrir les verrous de l’intrigue et de l’intime. On soupçonne par ailleurs la composition de ce groupe d’enfants et leur passion précoce pour le septième art assez autobiographique, et donc très touchante. La façon dont le réalisateur regarde ces enfants est d’ailleurs totalement respectueuse et délicate, faisant exister chacun d’entre eux de belle manière.

Super 8 est donc vraiment un pur moment de bonheur cinématographique, tout comme l’a été cette année La dernière piste de Kelly Reichardt dans des styles pourtant diamétralement opposés, mais tous deux dans l’interrogation permanente du comment faire pour raconter/étonner/émouvoir/… Absolument magique.

Chronique film : La dernière piste

de Kelly Reichardt.

En 1945, dans l’Oregon, trois familles de migrants traversent l’Oregon pour trouver une terre propice à leur installation. Ils sont guidés par un certain et très barbu Meek, qui choisit d’emprunter un raccourci (le titre est d’ailleurs Meek’s Cutoff en VO). En fait de raccourci, la route choisie par le guide se révèle beaucoup plus longue et surtout désespérément dépourvue d’eau. Les jours passent, et le convoi progresse lentement. Ayant perdu toute confiance en leur guide, les immigrants capturent un indien solitaire. Sand doute connaît-il le point d’eau qui les sauvera ?

Tout d’abord distante, presque prudente, la caméra de Kelly Reichardt se rapproche peu à peu de ses protagonistes. De ces gens, on ne sait rien, ni vraiment leur motivation pour entamer une si difficile traversée, ni leur origine, ni leur profession. Ils sont d’abord des silhouettes un peu lointaines, qu’on observe avec circonspection. Progressivement on apprend à connaître leur manière de vivre durant ce voyage. On assiste à des scènes de la vie quotidienne, une vaisselle, un petit déjeuner. Puis se dégagent très doucement les caractères des uns et des autres, une hiérarchie tacite se dessine entre les trois familles, on commence à avoir des doutes sur la compétences du guide, dont on ne sait trop s’il est totalement mythomane ou au contraire très expérimenté. L’arrivée de l’indien (incroyable Ron Rondeaux, en indéchiffrable Cayuse) structure le groupe, révèle les caractères. Les rapports de force s’inversent, et c’est une femme qui finit par prendre les décisions pour tout le monde. Ils feront confiance à l’indien, au grand dam de Meek.

La dernière piste est une vraie révélation. Accompagnée par une photographie tout à fait remarquable (lumière, sens du cadre), la mise en scène de Kelly Reichardt, à la fois discrète et pugnace, sans concession et lumineuse, est d’une magnifique intelligence. Dans ce cinéma, pas besoin de mots, pas besoin d’explications. Le sens se lit par l’image, les intéractions entre les personnages se tissent progressivement. On n’est pas dans du cinéma pré-mâché, mais au contraire dans un cinéma qui a confiance dans le spectateur, dans sa capacité à s’interroger, à comprendre, à ressentir. La radicalité du processus rappelle la démarche de Jerzy Skolimowski dans Essential Killing, même si le film est bien entendu totalement différent. Cette radicalité perdure jusqu’à la dernière image, qui laisse le spectateur complètement ébahi, dans l’expectative d’une “fin” classique qu’on aura pas, et fourmillant de questions qui ne trouveront pas de réponses. Pour accompagner cette odyssée, la musique est rare, mais utilisée avec une justesse inouie. Elle souligne l’entêtement minimaliste de la mise en scène autant que l’entêtement désespéré des migrants. Elle est principalement composée d’accords aux cordes, dissonants et interminables, qui s’étirent sans fin sur ces paysages arides et ces marches répétitives.

Pourtant grande amatrice de westerns, j’ai vraiment eu l’impression de découvrir cette période historique pour la première fois, de ressentir la difficulté de cette vie, la volonté ou le désespoir nécessaires pour entamer ce type de voyage, tellement risqué. L’image que donne Kelly Reichardt de cette conquête de l’Ouest, probablement beaucoup plus réaliste que toute autre auparavant, sent la sueur, la poussière, la route surchauffée, l’obstination. Loin des clichés de l’Eldorado (les migrants sont d’ailleurs obligés d’abandonner un gisement d’or pour partir à la recherche d’eau, or bleu beaucoup plus précieux dans ces conditions là), La dernière piste est donc très loin d’être un simple hommage aux westerns classiques, c’est au contraire une totale renaissance, un regard nouveau sur ces événements pourtant tant de fois racontés. Meek, le guide hâbleur, peut être considéré comme une métaphore de cette Amérique qui s’est créée sa propre mythologie en lieu et place d’une histoire, beaucoup moins glorieuse. Mais cette mythologie est incapable de sauver les trois familles d’une mort certaine, et c’est par un indien, que la mythologie s’est pourtant ingéniée à dénigrer et à détruire, que paradoxalement l’espoir renaît.

Film lumineux, désespéré, têtu, drôle, minimaliste, aride, presque beckettien, La dernière piste est sans doute mon plus gros coup de coeur depuis le début de l’année. Je n’en suis toujours pas remise.

Chronique film : Un amour de jeunesse

de Mia Hansen-Løve.

N’ayant pas pu voir les deux précédents films de Mia Hansen-Løve, j’étais très impatiente de découvrir cette réalisatrice. La déception fut à la hauteur de l’attente. Un amour de jeunesse représente pour moi le type même de cinéma désincarné qui se regarde le nombril en s’auto-félicitant de son intelligence et de son excellence. Certes il est vrai que la réalisatrice est douée, l’image est belle, le film très construit avec intelligence. Mais Un amour de jeunesse est complètement dynamité de l’intérieur par plusieurs choix de mise en scène, probablement assumés, mais pas convaincants.

Malgré le côté autobiographique du film, ou sans doute à cause de celui-ci, la réalisatrice filme ses personnages avec distance, presque hauteur. Sous sa caméra il ne sont que des personnages, pratiquement des marionnettes, dont on regarde l’histoire (dont le potentiel émotionnel est pourtant colossal) sans jamais la ressentir ou la partager. Les scènes se succèdent, les étapes de la vie de Camille défilent sous nos yeux comme les pages d’un livre d’images, un bien joli livre d’images certes, mais rien d’autre.

Pour interpréter son héroïne (et donc son alter ego), dont on suit l’itinéraire pendant une dizaine d’années à partir de ses 15 ans, Mia Hansen-Løve a choisi, à contre-courant des pratiques habituelles qui veulent qu’on engage souvent des femmes pour jouer les adolescentes, une jeune fille de 16 ans au moment du tournage, Lola Creton. Le choix est culotté, mais ne fonctionne jamais. L’actrice fait déjà plus jeune que ses 16 ans, il est donc très difficile pour le spectateur d’adhérer à son évolution. Elle n’est globalement jamais crédible. Mal ou pas dirigée, l’actrice, qui a pourtant une certaine présence à l’écran, est complètement monolithique, comme absente de l’histoire d’amour pourtant passionnée entre ces deux jeunes gens. Pour marquer son émancipation, elle roule des hanches pour montrer qu’elle est une femme, mais ça ne suffit clairement pas. On a aussi de la peine pour le jeune acteur, Sebastian Urzendowsky, qui a bien du mal avec son texte, et qu’on a connu beaucoup plus convaincant dans le très bon Pingpong de Matthias Luthardt. Leur couple ne fonctionne pas, nul amour ne s’en dégage, nulle passion, nulle alchimie. Seuls Magne-Håvard Brekke et la toujours sympathique Valérie Bonneton apportent un souffle de vie au vide abyssal et froid glacial qui pénètrent le spectateur.

Passant outre la distance à laquelle est tenue le spectateur, et l’interprétation qui ne permet pas de s’attacher aux personnages, on tente de s’attacher à la construction intellectuelle du film. Mais là non plus, on n’arrive pas à adhérer. Le film est très sérieux, totalement dénué d’humour (à part quelques scènes avec Valérie Bonneton justement), c’est pourquoi la lourdeur du symbolisme, et une certaine niaiserie des dialogues paraissent incompréhensibles. Le film veut raconter la transformation d’une adolescente en femme, sa construction interne et intime qui passe par un accomplissement professionnel et personnel. Puisqu’on parle de construction, l’héroïne sera … architecte. Le héros part en Amérique du sud… et hop, on entend une musique d’Amérique du sud. Je ne vous raconte pas le symbole de la scène finale, c’est encore pire. On a droit à des dialogues tout droit sortis du pays des bisounours (Lui “Tu n’es plus la jeune fille pure que j’ai connu”, Elle “Mais mon coeur est toujours pur” Lui “Pourtant tu as un amant” Moi “Au secouuuuuurs”). Cet espèce de premier degré permanent pourrait être attendrissant si le film ne se prenait pas autant au sérieux. Là, il est juste rédhibitoire.

J’avoue par ailleurs n’avoir pas du tout aimé la façon dont la réalisatrice filme son actrice très jolie mais à peine pubère, souvent presque dénudée, les poses lascives, le téton qui pointe, et le déhanché provoquant. Ce n’est pas que c’est choquant, c’est que ça ne se justifie vraiment pas, et ça donne au film un côté voyeur assez surprenant.

Dans le jeu des comparaisons, on peut citer Christophe Honoré et Céline Sciamma pour leur intérêt pour l’adolescence et la construction intime. Mais chez ces deux réalisateurs, pourtant très différents, il y a de la vie, du sentiment, du mouvement, interne et externe. Les choses se bousculent, se construisent, avancent. Un amour de jeunesse est un film immobile dans toutes ses composantes, par exemple dans sa volonté de ne pas faire vieillir son héroïne malgré les années qui passent. C’est un choix symptomatique d’un film, qui malgré son sujet se refuse à avancer, et préfère bien au chaud dans sa bulle tourner autour de son propre axe. D’un point de vue psychanalytique, ce serait sûrement intéressant de creuser l’affaire.

Le fait d’avoir des difficultés à sortir de son immobilisme étant quelque que chose que malheureusement je connais trop bien, j’attends du cinéma un peu plus que ça, qu’il m’embarque, me bouscule, me fasse ressentir, me fasse découvrir des possibles, me fasse changer mon regard sur le monde et sur moi. Bref qu’il m’enrichisse pour mieux me faire avancer. Pour ce tour ci, c’est raté.

Ajout de dernière minute : Je viens de lire les critiques élogieuses des Cahiers, Inrocks et Télérama, je suis toujours aussi perplexe. J’espère que je serai plus séduite par ses deux premiers films.

Chronique film : Lourdes

de Jessica Hausner.

Les raisons pour aller voir tel ou tel film sont parfois obscures, inavouables ou évidentes. L’envie de découvrir Lourdes relevait plutôt de l’attrait touristique. Je n’y suis jamais allée, et, je ne sais pas pourquoi, tout en sachant que je reviendrais probablement très déprimée de la visite de cette ville si je me décidais à y aller, j’ai toujours été assez curieuse de cette endroit et de ce phénomène de masse.

Mais ce qui intéresse Jessica Hausner, ce sont surtout les rapports entre les gens, et leur manière d’aborder et de réagir l’inattendu, ici en l’occurence, un miracle. Pour mieux révéler les comportements humains, la réalisatrice a choisi comme objet de son miracle une page blanche ou presque, la diaphane Sylvie Testud, qui excelle dans ce jeu à l’économie. Privée de son corps et presque de sa parole, elle qui est plutôt une actrice assez gouailleuse et physique, réussit à faire passer, derrière sont apparente tranquillité et acceptation de la maladie, une vraie colère, une vraie douleur, et le sentiment d’injustice du « pourquoi moi ».

Christine donc, notre héroïne au prénom bien choisi, a une sclérose en plaque et a perdu l’usage de ses jambes et de ses bras. Elle, dont on ignore si elle a vraiment la foi, effectue un grand nombre de pèlerinages car ils lui permettent de sortir de chez elle et de voyager. Curieuse de tout, observatrice, elle vit le maximum d’expériences possibles, dans la limite de ses moyens physiques. Autour de ce personnage un peu lunaire, comme absent de son corps, Jessica Hausner ausculte avec une caméra un peu froide, quasiment scientifique et documentaire, les interactions qui se nouent entre les personnages, les jeux de pouvoir, de séduction, les comportements humains.

Le résultat de cette étude clinique, c’est une vraie finesse à faire vivre ses personnages et notamment ses personnages secondaires : entre l’opaque voisine de chambre dont on ne comprend pas vraiment les motivations, la jeune infirmière au dévouement plus que douteux, en passant par les deux pipelettes du groupe, abominables dans leur jugement permanent des gens, la réalisatrice réussit à créer un petit monde cohérent et crédible aux personnages typés mais pas caricaturaux. Elle réalise en ça un véritable film « de groupe », ouvert sur les gens, acerbe sans être méprisant.

L’apparente froideur de la mise en scène sert de véritable révélateur aux répercussions du phénomène dans le groupe et apporte mine de rien un vrai mordant au film. L’énergie circule entre les personnages, dans ces jeux de pouvoir et de séduction qui se mettent en place, et ne cessent d’évoluer dans le temps et dans l’espace. Et c’est un tour de force de la part de la réalisatrice de nous proposer un film aux énergies en mouvement, à partir d’un corps qui ne l’est pas, et d’une mise en scène aussi sobre. J’avoue être assez séduite par ce cinéma, attentif aux choses et aux gens, économe en paroles, qui refuse la facilité de la moquerie et dont l’ironie et le mordant naissent simplement de la rigueur de la composition des plans et de l’apparente neutralité du regard.