Chronique livre : La grande eau

de Živko Čingo.

Je n’ai pas le souvenir d’un autre endroit où l’enfance meurt si rapidement. Que je sois maudit s’il existe un autre lieu où l’on enterre aussi impitoyablement l’enfance.

lagrandeeauIl y a ce pays, ou peut-être un autre, sur lequel la guerre a déferlé, laissant derrière elle des orphelins qu’on se dépêche de parquer derrière de très hauts murs. Il faut leur apprendre à ces enfants, par tous les moyens possibles, l’ordre, le patriotisme et la morale, le tyran renversé pour le bonheur du peuple. Mais l’enfance a ses exigences et ses espoirs. Elle s’invente, invente des lieux de paix et de lumière derrière les murs, transforme les barrières en passerelles et un insignifiant bout de bois en figure consolatrice. L’enfance devient alors insaisissable, elle coule entre les doigts des bourreaux par la seule grâce du rire et de l’espoir. On ne peut pas maîtriser ce qui nous échappe.

mais vous comprendrez que l’homme a parfois envie de fuir l’ordre

Par le pouvoir de l’écriture, Živko Čingo oppose à la dictature de l’ordre et de l’obéissance le refus de la haine. Parsemant cette terrible histoire d’éclats de couleurs, de rire et d’espoir, son subtil jeu de mises en abyme et ses phrases heurtées, instables et répétitives, aussi insaisissables que l’enfance font naître la beauté parmi les ruines. Jusqu’au bouleversement.

Comment est-il possible que le fils de Keïten soit mort, (…) qu’il ne rirait plus. Que je sois maudit, son rire. Que deviendrait alors le jour, la nuit, le soleil, les étoiles, le vent, l’eau, tout, tout deviendrait sur cette terre silencieux et désertique.

Ed. Le nouvel Attila
Trad. Maria Bejanovska

Chronique livre: Ensemble séparés

de Dermot Bolger.

ensembleseparesNon non et non. Impossible. Mais pourquoi ? Pourquoi le roman en lequel je croyais le plus dans les cinq livres reçus pour le Prix du roman fnac  se révèle-t-il bien plus que décevant ?

Parce que sur le papier, ça sentait plutôt très très bon : une bonne maison d’édition, un auteur irlandais qui a de la gueule et de la bouteille, un joli titre (du moins en VO, la VF aurait dû me mettre sur la voie du traquenard), une histoire comme on les aime mettant en scène des personnages cassés, ballottés entre leurs histoires et la grande Histoire. Bref, tout pour entamer confiant et avide la lecture de ce livre si prometteur.

Mais dès le départ, c’est compliqué. Ecriture cryptique et lourdingue (à moins que ce ne soit la traduction ou la lecture sur épreuves non corrigées), dialogues tout droit sortis des Feux de l’amour dublinois,

-Depuis que Sophie est partie, j’ai besoin d’espace pour commettre mes propres erreurs et découvrir par moi-même certaines choses sur moi. Ne peux-tu pas me dire que tu m’aimes (…) ?
-Je ne peux plus vivre dans le mensonge, dit Chris.

(non mais franchement, au secours, à l’aide), structure et narration inutilement complexifiées. Le livre regorge d’ambitions et de bonnes intentions, navigue entre bluette, drame social, politique et économique, polar, roman d’apprentissage, mais échoue à peu près partout. A trop vouloir raconter, on s’y perd, les rebondissements sont parachutés comme c’est pas possible. Bref, c’est bien laborieux tout ça. Je suis allée au bout en serrant les dents. Ma prochaine Guinness, je ne l’aurais pas volée, je vous le dis.

Ed. Joëlle Losfeld
Trad. Marie-Hélène Dumas

Chronique livre : M pour Mabel

d’Helen Macdonald.

L’autour avait empli la maison de sauvagerie comme un vase de lys l’emplit de son parfum. Tout pouvait commencer.

mpoumabelDeuxième livre lu dans le cadre du Prix du roman Fnac 2016 et en attendant la lecture des trois suivants, M pour Mabel sera sans doute la surprise la plus inattendue du lot de cinq. Derrière son titre, sa couverture et son éditeur sur lesquels je n’aurais pas misé un kopek, M pour Mabel m’a en effet embarquée, surprise, déroutée.

Tout d’abord, j’ai beaucoup aimé le fait de ne pas vraiment savoir ce que je lisais. Biographie de l’écrivain T. H. White, essai sur la fauconnerie, autobiographie d’une période de deuil dans la vie d’Helen Macdonald, M pour Mabel se joue des genres. J’aime cette manière de considérer la littérature de manière globale, multi-directionnelle, comme un objet qui dépasse les frontières. L’auteur se moque des conventions, a plein de choses à nous raconter et le fait comme elle l’entend. Son cerveau crée des liens, des passerelles entre les choses, les êtres, la nature, la littérature et nous invite à la suivre. Tout ça est d’une immense liberté.

Plutôt bien traduit, M pour Mabel séduit surtout pour les scènes d’apprivoisement mutuel entre l’auteur et son rapace, Mabel. Sujet totalement exotique pour moi et grande découverte, cet apprentissage fascine. Helen Macdonald saisit le moindre frémissement de plume, le plus petit mouvement de bec de son autour, en même temps que ses angoisses et ses exaltations. On est également passionné par cette histoire de la fauconnerie qui irrigue le roman, surgissant de-ci de là et soulevant réflexions et prise de recul sur cette activité qu’est la fauconnerie et qui est aujourd’hui reconnu patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’UNESCO.

Parfois un peu mal fichu, un peu longuet, M pour Mabel remporte pourtant sans aucun problème le bout de gras (ou plutôt de lapin), par son étrangeté, sa singularité, l’ouverture sur ces mondes inconnus. Franchement, une bien belle surprise.

Ed. Fleuve éditions
Trad. Marie-Anne de Béru

Chronique livre : Last love parade

de Marco Mancassola.

Le dernier grand récit, celui du plaisir, approche de son crépuscule.(…) La rave numérique en lieu et place de celle des corps.

lastloveparade2A l’origine, c’est l’histoire d’un malentendu. Parce que vous voyez, musicalement parlant je suis plutôt du genre éclectique. Mais s’il y a quelque chose qui, non seulement me passe au dessus de la tête, mais qui aurait tendance à me pousser à m’abonner à Boules Quiès mag’, c’est bien la dance, la techno, tout ce fatras de synthés et boîtes à rythmes auquel, soyons honnêtes, je n’y comprends nib.

Un malentendu donc, puisque j’ai acheté ce livre sur le nom de son auteur sans trop me soucier de son contenu. Et pourtant. Loin de fermer l’ouvrage dès la première page et la contemplation de ma monumentale bourde, j’ai persévéré. Remarquez bien que je n’ai pas eu trop à me forcer. Nom de Zeus, mais qu’est-ce qu’il écrit bien ce type (et mention spéciale au traducteur). Mais que c’est beau, et intelligent.

Last love parade, c’est donc à la fois un essai sur l’histoire des musiques électroniques et de phénomènes culturels associés (rave, clubbing et ecstasy pour être très caricaturale), mais également le récit de la vie de l’auteur, son amitié avec Leo, leurs pérégrinations à travers le monde à la recherche de la fête idéale. L’équilibre entre les deux récits est presque parfait. Mancassola réussit ses aller-retours entre l’observation à distance du phénomène électro et son expérience vécue du phénomène.

Ce qui est tout à fait magistral dans ce livre c’est sa manière incroyable de sentir vivre, vibrer la musique à travers les mots de l’auteur. Que ce soit dans l’analyse de la musique, du phénomène ou dans sa propre vie, l’auteur extirpe les rythmes, fait suer les phrases, magnifie la pureté d’un son, transe la littérature. Qu’on soit sensible ou non à ces sons, à cette culture (oui, parce que c’est vraiment un culture, mea culpa), on est happé par tout ça, on est amené à sentir, à ressentir plus qu’à comprendre. C’est un tour de force sensuel.

Last love parade exsude également une profonde mélancolie. Marco Mancassola replace autant que possible les évolutions des musiques électroniques dans l’Histoire, le contexte économique, social, politique. Le constat final, bien que sans amertume ni passéisme, est plein de nostalgie. Le dernier grand récit, celui du plaisir, approche de son crépuscule, dit-il. Les manifestations collectives de l’exultation des corps disparaissent avec l’avénement du numérique et l’individualisation de la société.

Essai historique, politique et sensoriel, Last love parade m’a fait découvrir un monde, lequel, même si je n’y appartiens pas un brin, mérite qu’on s’intéresse à lui. Intelligent, émouvant et sublimement écrit, ce récit par sa grande liberté intellectuelle et stylistique fait mouche.

C’est alors qu’elle est arrivée… Une vague de silence dense, stupéfait et idéal comme je n’en avais jamais entendu. La stupeur retrouvée du monde. La lumière de l’aube jaillissait, et j’étais un homme de trente-sept ans. Le silence recouvrait tout. C’était un son magnifique.

Ed. La dernière goutte
Trad. Vincent Raynaud

 

Chronique livre : La maison de vos rêves

de Martti Linna.

lamaisondevosrêvesParfois un bon petit polar venu du Nord, ça ne peut pas faire de mal se dit-on. Et puis la couverture (superbe) de celui-ci nous fait déjà voyager dans les forêts boréales finlandaises, parsemées de lacs glaciaires. On sent déjà l’odeur du pin et le froid qui nous brûlent les narines. Le mystère, la violence qui émergent dans cet écrin sauvage et inhospitalier, on devine un inspecteur mutique et tourmenté par ses propres démons en train d’essayer d’achever ceux des autres.

Mais en fait non.

Pas du tout même.

Alors visiblement, je vous déconseille fortement d’avoir un pépin en Finlande qui nécessiterait de faire appel à la police, parce que vous ne seriez pas hyper certains de voir votre problème résolu par des agents motivés. L’inspecteur en charge de l’enquête (une histoire de tentatives de meurtres sur  la personne d’un constructeur de maisons en bois) fait preuve d’un manque d’entrain tout à fait remarquable à aller creuser les pourtant nombreuses pistes qui s’offrent à lui.

Fossé culturel entre moi et la Finlande ou difficultés de traduction insurmontables, les raisons pour lesquelles cette histoire m’a laissée de bois sont sûrement nombreuses. Je n’ai pas compris grand chose à l’humour distancié de cet inspecteur qui passe beaucoup plus de temps à porter un jugement sur son entourage professionnel et personnel qu’à essayer de résoudre l’enquête. En fait, j’ai compris que c’était censé être drôle à peu près à la moitié du bouquin. Vous dire. On appréciera particulièrement la comparaison fréquemment répétée entre les personnages féminins et des races de chevaux finlandaises. Classe et délicatesse sont au rendez-vous chez cet inspecteur dont on peine à comprendre la ligne directrice et à discerner l’humanité.

Et pourtant, quel dommage. Parce qu’il y avait du potentiel dans cette histoire et ce décor. Quelle bonne idée, par exemple, ce village de maisons témoin en bois, perdu dans la forêt, rêve finlandais par excellence, solide, démontable et durable, solution à tous les problèmes de couple, à tous les problèmes tout court. Le village et les hommes qui lui donnent vie suivent des règles strictes de normes de qualité, étourdissantes de minutie et effrayantes de conséquences. Mais c’était sans compter sur le copeau qui s’échappe, la cheville plantée avec violence au mauvais endroit et au mauvais moment.

Il y a plein de bonnes idées dans ce livre, quelques personnages intéressants, mais le tout reste assez décousu et tout de même maladroitement écrit (traduit ? ça n’a pas l’air très évident à digérer le finnois). Culturellement et sociologiquement, c’est tout de même assez intéressant cette plongée dans la Finlande profonde. Mais, pas le même humour ou des attentes initiales trop éloignées du contenu du roman, je suis tout de même restée sur ma faim, en rêvant qu’on implante par exemple un Wallander-Branagh dans ce décor de maisons de rêve, dévoré par ses regrets et ses fantômes, impuissant face à la vengeance de l’opprimé. Oui, ça ça ferait un beau film.

Ed. Gaïa (polar)
Trad. Paula Nabais et Christian Nabais