de Raymond Cousse.
Chronique publiée initialement dans le numéro 35 de l’indispensable Revue Dissonances.
Je suis seul maintenant et tout laisse à penser qu’il en sera ainsi jusqu’à la fin.

Notre cochon érudit et philosophe est pourtant en paix avec son sort. Malgré quelques anicroches avec son porcher, son 4m² répond à tous ses besoins. Il sait comment sa vie va se terminer et s’en accommode parfaitement. Il en tire même une grande fierté : ses jambons seront sans doute la pièce maîtresse de quelque grand festin, allez savoir ? D’ailleurs il n’échangerait son sort de cochon ordinaire pour rien au monde. Regardez le verrat : malgré ses prouesses volumiques en production de semence (bien supérieures à celles du porcher, soit dit en passant), « jeté prématurément dans les poubelles de l’Histoire, il sombrera dans l’oubli éternel. Voilà ce qui arrive, quand on n’est pas sage ». Cependant, le cochon ne peut s’empêcher de s’interroger. Il y a du bruit, qu’est-ce donc ? Y aurait-il d’autres cochons au-dessus de sa tête ? Comment sont-ils arrivés là ? Sont-ils eux aussi des cochons ordinaires ? Notre cochon réfléchit.
Comment nier, en effet, que c’est en partie sur mon dos que s’échafaude la pyramide ? […] Nul doute que les jambons présidentiels soient sélectionnés en bas âge et le cochon qui en a la garde traité avec d’autres égards.
Notre cochon, c’est l’Innommable de Beckett mais avec deux beaux jambonneaux de plus. Fable métaphysique et politique à l’humour ravageur et au style délicieusement précieux, Stratégie pour deux jambons est un chef d’œuvre. La preuve : 40 ans et pas une ride (
Si l’on ne veut pas la révolution, il faut commencer par ne pas la rendre inévitable
).
Ed. Zones sensibles
Conseillé avec ardeur, titillant mon amour éternel pour les cartes et les errances, ce livre avait tout pour me plaire. Sylvain Tesson a le corps en miettes après une chute. Il décide de traverser la France, telle que nommée par l’INRA “hyper-rurale”, par ses chemins oubliés, les “chemins noirs” des cartes IGN au 1/25000ème, chers aux randonneurs. Il part du Mercantour pour rejoindre le Cotentin, de temps en temps accompagné par des amis ou de la famille de passage ou croisant quelques locaux qui sentent bon le terroir avec leurs petits fromages et leur c’était mieux avant.
Un jour, on t’adresse un livre, aussi peu épais que la notice de montage d’un meuble en kit. Négligence, manque de temps, distraction, fatigue des mots écrits, empilement compulsif de strates cellulosiques épaisses, le livre disparaît dans les profondeur d’une pile à lire déraisonnable. Et puis, parce que parfois, parce que c’était lui, parce que c’était toi, le livre réapparaît et n’a finalement pas grand chose à faire pour s’immiscer avec évidence entre tes yeux et le cinquième tome de Game of thrones/le dernier Connelly en VO/le Roi Stephen ad lib. Tu te souviens alors de l’intelligence du message que l’auteur t’avait adressé et tu te maudis de n’avoir pas ouvert ce livre dès le pas de ta porte.
Le saumon, Taqawan, fut roi, il est aujourd’hui proie et l’étendue de son territoire, de la rivière à la mer puis à nouveau à la rivière, ne le sauve pas. Moyen de subsistance, objet de convoitise, le vénérable ancêtre sert ici de fil conducteur à une puissante évocation du Québec. Dans un ballet virtuose, les récits se mêlent, pastilles historiques, recette de cuisine ou conte cruel, et se déposent en strates. Le livre brasse large : points de vue historique, écologique, juridique même. Mais jamais cette érudition ne pèse. Les idées s’entrechoquent, des passerelles se créent, entre les âges, les récits, dans une absolue économie de moyens. L’apparente aridité stylistique laisse au lecteur la place nécessaire pour qu’il puisse construire sa propre histoire, sans rien imposer.
Octave et sa sœur, Véra, vivent reclus entourés de livres dans une vaste et belle demeure, héritage familial providentiel pour ces deux solitaires. Leur vie dans la maison est une succession de rituels : tous les jeudis il part acheter des livres à la librairie, le matin il prépare le petit-déjeuner, le soir il fait la lecture et parfois il couche avec sa sœur. Ils se sont créé un monde à eux, bâti sur les souvenirs de leurs parents disparus et sur les montagnes d’histoires dont ils se sont imprégnés, il est le prince, elle est la princesse, ils vivent dans un château.