Chronique livre : Ennemonde et autres caractères

de Jean Giono.

Les vrais critiques littéraires diraient qu’ Ennemonde et cie est un roman beaucoup moins abouti que les grandes oeuvres de Giono. Ce n’est pas faux. Juxtaposition un peu éparse de textes qui n’ont pas dû être rédigés à la suite, le livre est cependant d’une immense puissance descriptive et évocatrice, d’une noirceur et d’une violence peu commune. La trame sous-tendant le livre est la montagne, la haute, où ne survivent que quelques arbres, des moutons et des bergers. Cette survie, autant pour les végétaux, les bestioles et les humains, nécessite une force considérable. Cette existence rude, pour tous, cet instinct nécessaire à cette survie est le fil conducteur du roman. On n’est loin de la description solaire et idéalisée de la vie en plein air, des bonnes bouffées d’air pur de la montagne. Le portrait est sans concession, cruel, c’est la loi du plus fort. Le serpent jouit d’engloutir ses proies vivantes, le berger tombe dans des abîmes de bêtise lorsqu’il se plonge dans l’oeil du mouton, le femme ressemble à une outre dès qu’elle enfante. Bref, à mille lieues du « et ça a fait hop » prononcé par une Orane Demazis permanentée. La seconde partie, laisse la part belle aux talents de naturalistes de Giono, et se termine par une historiette camarguaise. C’est magnifiquement écrit, mais plus anecdotique. Un roman décousu, certes, mais qui laisse des éclats indélébiles. Plus jamais je ne regarderai un mouton dans les yeux.

Chronique Livre : Les âmes fortes

de Jean Giono.

Après Un roi sans divertissement, j’ai été moins convaincue par Les âmes fortes, pourtant considéré par beaucoup comme un des meilleurs livres de sieur Giono. Il commence de manière plutôt intéressante. Des vieilles villageoises palabrent lors d’une veillée funèbre. On ne sait pas qui est qui, ça fuse dans tous les sens, de maximes campagnardes en évidences par si évidentes, de ragots de village, de pluie et de beau temps.

Peu à peu deux personnages se détachent, Thérèse, une ancêtre de bientôt 90 ans, et une femme, dont on ne sait pas le nom, plus jeune de 20 ans. Ces deux voix content l’histoire de la susdite Thérèse. Après quelques tentatives divergentes et emberlificotées, c’est la vieille anonyme qui prend le pas, et de manière linéaire narre l’histoire de la naïve Thérèse, asservie par son mari, le vilain Firmin, qui l’oblige à piller les patrons qu’elle vénère. L’histoire est belle, gentiment ambiguë (l’amour filial et un peu plus entre une servante et sa maîtresse), et couvre une bonne partie du volume. Elle n’est cependant pas la plus intéressante.

C’est la voix de Thérèse, une fois ce récit achevé qui s’élève, et vient saper la belle histoire de l’oie blanche. Thérèse, consciente de ses charmes et de son air innocent, aurait passé sa vie à manipuler les autres, y compris son mari et sa patronne, pour le seul plaisir de la manipulation. Le rythme est alors tendu, dans un flot de paroles heurtées, de phrases courtes. Ça part un peu dans tous les sens, comme la mémoire, les souvenirs, et ce jaillissement d’une vie passée dans l’ombre de la manipulation perpétuelle, fait l’effet d’un ballon, trop longtemps gonflé qui finit par exploser. Comme si à 90 ans, il y avait prescription des saloperies commises toute une vie durant.

Le travail sur la notion de mémoire, la subjectivité des souvenirs est intéressant. On ne saura pas au final qu’elle est vraiment l’histoire de Thérèse, manipulatrice ou fabulatrice, ne réinvente-t’elle pas sa vie à l’aurore de sa mort ? Le roman, tout entier consacré à l’humain perd de ce fait une des singularités de Giono, cette façon si extraordinaire de considérer l’Homme comme un simple élément dans le grand décor d’une nature vivante et toute puissante, et non comme une entité occupant le centre. Mis à part quelques belles métaphores « nature », ce sont les méandres de la bassesse humaine qui focalisent la plume de Giono. C’est beau, mais un peu désincarné. Un petit manque de chair.

Chronique livre : Un roi sans divertissement

de Jean Giono.

Bon, que je vous raconte un peu ma vie hein, ça n’arrive pas souvent, alors… Giono est lié à un souvenir très particulier. J’ai passé 3 ans en classes prépas. Trois ans pendant lesquels j’ai vécu en ermite, entre bouquins scientifiques, cours, colles, et concours. Mes seules respirations étaient les cours de français. Trois ans, trois bouquins au programme par an… neuf livres en tout. Pour une grosse lectrice comme moi, ce n’était pas grand chose, mais c’était tout ce que je pouvais me permettre, mes périodes de vacances n’étant pas non plus très fournies en lecture, abrutie que j’étais par tant de savoir, enfoncé à coups de pilon dans mon pauvre crâne.

Parmi ces 9 livres, deux gros coups de coeur. W ou le souvenir d’enfance de Perec, je l’avais lu sans le lire, finalement sans rien comprendre. Le prof nous l’avait disséqué avec délices. Ça changeait de la dissection des souris et des grenouilles. L’assemblée abrutie des élèves en profitait en général pour piquer un petit roupillon. Faire lire du Perec à des scientifiques, que voulez-vous, c’est presque de la provocation. Mon deuxième coup de coeur, Les Grands Chemins de Giono. Alors que la majorité des quelques étudiants s’intéressant un peu à la lecture (je n’ose même pas dire littérature) s’extasiaient sur Noces de Camus, moi j’étais tombée d’amour pour les Grands Chemins. Pas que Noces ne m’est pas plu, non, mais les Grands Chemins m’avaient ouvert des horizons qui à cette époque là de ma vie n’étaient même pas de l’ordre du concevable. Prise dans ce carcan, ce ghetto doré de la classe prépa, je ne savais rien de la liberté. J’étais gorgée de classiques du XIXème, et voilà que Giono se pointe, avec toute cette liberté qui éclaboussait partout. Liberté de ton, de styles, de ces personnages pour qui demain ne signifiait rien, alors que depuis toute petite on m’apprenait qu’il fallait passer ses aujourd’huis à préparer ses demains.

Dans la foulée, j’avais essayé de lire Un roi sans divertissement. Mais, style plus difficile, cerveau occupé, impossible de dépasser la vingtième page. J’ai attendu, le volume à distance respectueuse, que mon cerveau se débloque. Et puis, avant-hier, après avoir fini Beckett, je prends mon courage, ma petite après avoir lu Beckett, tu peux lire Giono. Et oui. Un roi sans divertissement est passé comme une petite douceur, après les affres Beckettiennes. Sombre pourtant est ce roman, lumineux aussi, fin connaisseur de l’humain. C’est beau et triste à la fois, cet homme fait pour les grandes choses, et qui ne peut survivre aux petites. Brassage méticuleux du minuscule et de l’ample, vision du monde comme d’un grand tout, entrelacement perpétuel de la nature et de l’homme, Un roi sans divertissement est un livre magnifique, d’une infinie mélancolie. Un livre qui donne envie d’aller se perdre dans une forêt de châtaigners, une belle journée d’automne.

Chronique livre : L’innommable

de Samuel Beckett.

Troisième et ultime volet de sa trilogie (pléonasme quand tu nous tiens), L’innommable franchit un pas de plus dans le, attendez voir, non, ce n’est pas exactement ça, mais plutôt, je veux dire, il faut qu’on se comprenne bien, ou pas. Molloy réussissait à se déplacer tant bien que mal, et interagissait a minima avec le monde extérieur, Malone, pinqué dans un lit écrivait frénétiquement dans un cahier d’écolier pour décrire son infinitésimal univers. L’innommable n’est plus rien de tout ça, plus rien qu’un concept à la corporalité douteuse, obligé (peut-être, par qui, pour quoi ?) de dégoiser à l’infini, en attendant.

Moteur de ses propres propos ou simple écho d’un monde extérieur qu’on ne verra jamais, l’innommable, le sans nom donc, tente de raconter les histoires des lamentables Manhood, homme-tronc, fiché dans une jarre et recouvert de mouches, utilisé comme enseigne d’une auberge, et Worm, réduit à une oreille et sans doute un oeil versant des torrents de larmes. Mais ces histoires tournent court, reprennent, s’arrêtent, continuent, différemment, pour explorer un océan des possibles sans limite. « Que voulez-vous, il faut spéculer, spéculer, jusqu’à ce qu’on tombe sur la spéculation qui est la bonne. Quand tout se taira, quand tout s’arrêtera, c’est que les mots auront été dits, ceux qu’il importait de dire…« 

Une fois les histoires « achevées », du moins mises de côté, l’innommable tente de parler de lui. Mais pourquoi parle-t’il ? pour raconter quoi exactement ? et qu’est-il ? un être propre ou le simple véhicule de la pensée des autres ? tout ce qu’il sait, c’est qu’il doit parler, combler le vide et le silence, en attendant. En attendant quoi ? il ne sait pas, la mort sans doute, mais peut-il mourir alors qu’il ne sait même pas s’il est né. Brassant mille et une idées dans un fascinant maelström de phrases ébréchées, malmenées, persécutées, l’innommable se lit en apnée, au bord du vertige. Le texte, dense, compact jusque dans son absence de point, est émaillé de pensées extraordinaires, éblouissantes de clairvoyance, de celles qui font rechercher frénétiquement un crayon à papier au fond de sa besace.

Bien plus que dans les deux précédents volumes, l’innommable transpire l’angoisse de la mort, du vide, du silence. Cette course frénétique littéraire, grande réflexion sur la vie, la mort, la conscience, l’être, évoque de temps en temps la question de Dieu, pour mieux l’écarter « … à ce jeu-là, on finirait par avoir besoin de Dieu, on a beau être besogneux, il est des bassesses qu’on préfère éviter« . Pourtant, ne peut-on pas voir en Worm, pure création d’un monde extérieur hypothétique, capable d’entendre et de voir, mais en aucun cas d’agir, la manie de l’humain à se créer des idoles afin d’apaiser ses tourments ?

Livre court d’une richesse incroyable, l’innommable est à lire, et puis à relire, et même sans doute à rerelire, histoire de bien se remettre les idées en place.

Chronique livre : L’Appareil-Photo

de Jean-Philippe Toussaint.

Acheter un livre juste sur son titre, c’est risqué. Quand il est publié aux éditions de Minuit, le risque est déjà plus mesuré. Toussaint est brillant et malin, ça ne fait aucun doute, au démarrage, c’en est franchement agaçant. Dès la première phrase, on sent qu’il a le potentiel pour carrément se foutre de notre gueule, tout en s’attirant l’exaltation de la critique ébaubie.

Un homme s’inscrit dans une auto-école, s’attache à la tenancière du lieu en la collant un max, ce qui a l’air de leur convenir à tous les deux. Café-croissants, une virée dans un supermarché, il ne se passe pas grand-chose dans cette histoire banale et gentiment incongrue, racontée tout en phrases décalées, détachées, sur un air de ne pas y toucher. Style travaillé, phrases longues tournant autour du vide, la mécanique est astucieuse, un rien ampoulée. On admire l’adresse, tout en reniflant les prémisses de la boboïtude. Jusqu’à la page 94.

Page 94, d’un coup, par une phrase, le roman change de cap. Commence alors une autre histoire, non pas une histoire, un éclatement photographique. L’homme, seul maintenant, dans des décors nocturnes vides et urbain, confronté à lui-même, se raccroche aux détails croisés sur sa route, un clignotement, un parking désert, pour tout simplement réussir à vivre. Se forcer à penser pour lutter contre « le désespoir d’être », imaginer une vie sans blessure pour rester debout. Cette deuxième partie, très courte, beaucoup plus sincère et intime, est magnifique, et rend par là-même la première plus belle. C’est par ce raccrochement aux détails infimes et anodins que le narrateur surmonte sa « difficulté à vivre ».

A noter une interview intéressante de Toussaint fait suite au texte. Bonne initiative.