Chronique livre : Malone meurt

de Samuel Beckett

Après Molloy, déjà impotent, et réduit progressivement à une immobilité de plein air, voici Malone, son prolongement, cloué dans un lit, et entouré de ses quelques possessions, ie « les choses dont (il) connaît la situation assez bien pour pouvoir les attraper », des objets disparates et ridicules, une chaussure jaune orpheline, un bout de pipe, mais surtout un minuscule bout de crayon à papier, et un cahier d’écolier. Il écrit ce qu’il est, là, maintenant, un être physiquement quasi-mort, mais auquel il reste la faculté d’écrire et de penser. Il raconte la vie de gens ternes et opaques qui n’intéresseraient personne, mais sous la plume de Beckett, ils deviennent des êtres à part entière, exceptionnels rien que du fait de leur existence.

On apprend à accepter ces personnages pour ce qu’on nous dit d’eux, pas pour ce qu’on imagine qu’ils sont. On se les approprie comme Étant, sans chercher à savoir, ni pourquoi, ni comment. Malone meurt, c’est une application du « Je suis, j’existe » Descartien, puis plus tard de son « Je pense donc je suis », une célébration de l’esprit, le triomphe de la pensée en marche, en dehors de toute corporalité. On est libre tant qu’on pense, vivant tant qu’on se donne les moyens de réfléchir et de créer. On voyage, on explore par le simple fait de le vouloir, en dehors de toutes considérations matérielles.

Pourtant la mort rode partout dans Malone meurt, fins de phrases coupées comme des coups au plexus, aller-retours incessants entre imaginaire et glauque réalité, ratures, réécriture, lutte jusqu’au bout contre la grande faucheuse, et malgré son oeuvre, victoire par KO, puisque l’écrit et la pensée demeurent. Alors oui, bien sûr, Malone meurt est un grand roman sur la mort, mais également sur la vie, sur l’essence même de l’humain, sa capacité à réfléchir, analyser et créer, ces dons si précieux qu’il faut cultiver avec acharnement. Pas vraiment dans l’air du temps, donc résolument indispensable.

Pour la bonne bouche :
« Il ne faut pas être gourmand. Mais est-ce ainsi qu’on étouffe ? Il faut croire »
« Je dois être heureux, se disait-il, c’est moins gai que je n’aurais cru »

Chronique livre : Cantique des Plaines

de Nancy Huston

Cantique des Plaines est un des premiers romans de Huston. C’est évident quand on a lu ses trois derniers, même en évitant soigneusement de regarder la date de parution. Alors que dans ses publications les plus récentes, la forme et le fond se nourrissent mutuellement, dans une relation de symbiose parfaite, ce Cantique sent un peu trop le processus, la fabrication, pour être entièrement convaincant.

A partir de fragments de manuscrit laissés par son grand-père décédé, sa petite-fille essaie de reconstituer la vie de cet homme qu’elle a adulé. Effectuant plus un travail d’écrivain que de biographe (elle invente plus qu’elle ne raconte), son récit est le prétexte à embrasser quatre générations de nord-américains, l’Histoire qui les ballotte, et des réflexions plus profondes sur la religion et l’existence de Dieu.

Sujets trop vastes pour un si court roman, on sent l’ambition, l’écrivain qui tire la langue derrière son manuscrit, et les heures de recherche bibliographiques. On renifle également un beau règlement de compte entre Huston et Dieu. Derrière le style parfois un peu pompeux, on voit cependant poindre les germes de Lignes de Faille ou Dolce Agonia. Pas de doute, déjà en 1993, Nancy Huston, avait tout compris à l’être humain, ses faiblesses et ses forces, son ambiguïté et ses paradoxes.

Cantique n’arrive cependant pas à atteindre l’émotion et la profondeur de ses romans actuels, plombé par sa forme, et la présence trop flagrante de l’écrivain. La lecture de Huston montre qu’elle est en constante progression, ce qui augure de belles choses pour la suite, elle réussit à aller vers plus de simplicité et de lumière, tout en enrichissant son regard et ses réflexions. Chapeau bas, donc.

Chronique livre : Molloy

Molloy
de Samuel Beckett

L’avantage, quand on a des amis à la culture pléthorique et protéiforme, c’est que leurs conseils vous emmènent parfois très loin de vos sentiers rebattus, et vous retournent les neurones comme une omelette. Molloy est un objet volontiers nettement indéfinissable, qui plonge le lecteur dans des gouffres de perplexité, au paroxysme de l’exaspération, et aux confins du génie pur.

La structure très mathématique, deux parties d’égales importance qui fonctionnent en miroirs, s’oppose au foutoir des pensées qui s’entrechoquent dans la tête des deux (?) protagonistes. Molloy, clodo impotent, à la quasi imperméabilité au monde extérieur, se désagrège physiquement en voulant rejoindre sa mère. Moran, détective aux méthodes peu académiques, part aux trousses de Molloy, qu’il (ne) retrouvera (pas).

Si la trame est limpide, le propos reste une énigme. Enfouis dans les têtes de Moran, et Molloy, Beckett nous balade allègrement, affirmant la toute-puissance éternelle de l’écrivain. Le lecteur est manipulé comme un fétu de foin dans cette réflexion sur le monde, sur les rapports au monde extérieur, sur la quête de l’autre et finalement sur la quête de soi.

L’haleine courte, on dévore le texte compact, écrit en police 8 (merci les éditeurs, c’est bien joli de vouloir économiser le papier mais y’a des limites), nimbé de mystère et d’interrogations. A lire, sans modération.

Chronique livre : La Morue de Brixton

 de Timour Serguei Bogousslavski

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C’est avec une légère pointe d’anxiété que j’aborde la chronique de ce pavé merveilleux. Je sais qu’elle sera lue. Premier roman autobiographique, publié il y a dix ans, d’un homme de 84 ans, La Morue de Brixton est à ranger dans la catégorie des livres qui peuvent changer une vie, ou du moins la perception qu’on a de la vie, et la façon d’aborder la sienne propre.

Dans un style d’un incroyable richesse, coloré, foisonnant, émaillé d’un argot aujourd’hui exotique, le livre s’approche doucement pour se finir au pas de course. Un fois achevé, une fois posé au pied du lit, on ne peut s’empêcher de le rattraper du bout des doigts, d’en relire les premières pages, pour quelque temps encore côtoyer ce fascinant personnage au passé sombre et à la plume lumineuse.

Privé de sa mère trop tôt, fils d’aristo déchu, amateur de beauté et d’art, il s’est crée une vie, libre des contraintes de la société, ne suivant que son cœur et son inextinguible soif d’aimer et d’être aimé. C’est parfois très noir, le drôle payant souvent cher le prix de sa liberté, baladé de geôles en cages, mais réchappant à tout. Il traverse la guerre, l’espadrille trouée mais la dégaine hautaine, le mépris pour tout ordre établi, tout travail régulièrement rémunéré, toutes religions. Il crache sur tout et tout le monde, exècre la misère.

Et pourtant, ému par le moindre geste de bonté, bouleversé par la beauté du monde et des êtres, c’est baigné de lumière qu’on achève ce roman qui tourneboule. Alors on rêve quelques instants d’être aimé d’un amour aussi profond et sensible, aussi tendre et absolu, et d’aimer, de la même manière.

Être paradoxal, hors-norme, contestable et libre, Timour Serguei Bogousslavski a écrit là un roman magistral, et a gagné le salut profond de la pauvre salariée, abrutie par le système que je suis. Il me paraît indispensable que les nombreux lecteurs de ces quelques lignes se procurent par tous les moyens légaux (ou autres), La Morue de Brixton. Dont acte ?

 

Chronique livre : Une adoration

de Nancy Huston

Mais comment fait cette femme pour m’émouvoir à ce point là, par la seule force de sa plume, de son imagination débordante, et de son immense cohérence ? Comment réussit-elle à faire vibrer toutes mes cordes sensibles d’un seul coup, d’un petit bout de phrase, d’une lumineuse idée ? Cette femme porte tout un univers ou même plusieurs en elle, des centaines de vies et des milliers d’âmes.

Comme le dit l’intro du bouquin (je vous le fait de tête, j’ai déjà prêté le volume), L’adoration est une histoire vraie, à part qu’elle a changé les noms, les professions, l’histoire, les lieux, les actes… bref tout est faux, et tout est pourtant réel, parce qu’on est au cœur de ce qui est le plus universellement partagé, l’émotion, les sentiments, la médiocrité… toutes les composantes de l’humanité, dans toutes ses failles et ses splendeurs. Comme les deux autres merveilles que sont Dolce Agonia et Lignes de faille, L’adoration est basé sur une forme littéraire spécifique. Ici, un faux procés pour découvrir à titre posthume le meurtrier d’un acteur génial et délirant, n’est que le prétexte pour dessiner le portrait en creux de cet homme, et de ses origines, petit village du Berry, avec son lot de petites vies, de franches mesquineries, et de belles histoires.

On est ici dans un processus beaucoup plus simple que Dolce Agonia ou Lignes de faille. Et pourtant, chaque page est matière à surprises, découvertes et émotions. Ici, ce ne sont pas que les hommes et les femmes qui ont la parole, mais également les objets, les végétaux… toutes ces choses qui font partie d’une vie. On écoute alors attentivement les voix de ces inanimés, qui ont été les témoins de tant de joies et de peines. La glycine qui raconte une première nuit d’amour entraperçue entre des volets mi-clos, le couteau, et son plaisir à s’enfoncer dans la chair de l’acteur, qui semblait appeler de ses vœux cette mort brutale (on comprendra plus tard pourquoi).

Magnifique également tous ces infimes détails, qui ne semblent être rien, et qui pourtant se révèlent cruciaux quelques dizaines de pages plus loin. Quelle intelligence dans la construction, dans cet assemblage de détails, si finement huilés, et d’une totale cohérence. Ce livre à plusieurs voix, livre choral, fait penser au magnifique Cris de Laurent Gaudé, ou au très beau Danseur de Colum McCann (portrait réel et fictif par les voix de ses proches de Noureev, que je vous recommande avec chaleur même si je n’en ai pas fait la critique ici). Il faut croire que cette forme réussit à ces auteurs, leur permettant une meilleure appréhension des événements, une vision de toutes les facettes d’une personnalité. Lue pour la première fois il y a à peine 5 mois, me voila sur la route d’être une inconditionnelle de Nancy Huston, quel sera le prochain ?