Chronique livre : Naissance d’un pont

de Maylis de Kerangal.

naissance_d_un_pont_450Naissance d’un pont raconte la naissance d’un pont, ou plutôt les histoires des gens et des lieux qui gravitent autour de la création de ce pont. Naissance d’un pont est donc un roman choral, même si raconté à la troisième personne. Dans ce genre casse-gueule, qui commence à accumuler les très grands livres et les très grands auteurs (Laurent Mauvignier, Nancy Huston), il n’est pas simple de tirer son épingle du jeu. L’implacable réussite de Naissance d’un pont n’en est que plus brillante, tranchant de manière abrupte avec l’intimisme des auteurs précédemment cités, pour se diriger vers un lyrisme et une amplitude impressionnants.

La première chose qui saute à la figure quand on commence Naissance d’un pont, c’est l’énergie. L’énergie qu’il y a dans cette écriture là est absolument incroyable, ébouriffante, voire par moment quasiment asphyxiante. Accumulant

dans des phrases immenses, nombre de propositions courtes, riches, diverses, foisonnantes, de Kerangal coupe le souffle au lecteur en imposant un rythme échevelé, à la mesure du rythme effréné du chantier de construction. Parfois un peu systématique, compact et trop composé, ce style tour à tour émerveille et agace. Mais l’ensemble que forme le roman qui en surgit est tellement vivant, fourmillant, qu’on oublie vite les agacements ponctuels pour vibrer avec ces personnages tous plus vrais, vivants les uns que les autres.

Maylis de Kerangal n’a pas la finesse psychologique de Huston ou Mauvignier, et en prenant un peu de recul sur le livre, on s’aperçoit vite que ses protagonistes ne sont pas sans cliché, quelques-uns étant même particulièrement stéréotypés. La Géographie et l’Histoire, ouvertement imaginaires bien que bourrées de référence, m’ont semblé tout de même par trop fantaisistes. Mais le nez dans le roman, plongé dans ce tourbillon de poussière, ciment, engins de chantier, vies des uns et des autres, difficile de discerner quoi que ce soit, à part cette énergie, le rythme incroyable de ce langage scandé, millimétré, lyrique et ample. Maylis de Kerangal nous enfume brillamment à la force de sa plume.

Outre les vies croisées, et la construction en elle-même du pont, le roman est également une ébauche de réflexion (car on est pas ici dans la réflexion pure, mais dans la description du moment) sur la notion de clivage, de frontière. Ce pont brise la frontière perméable qu’était le fleuve pour faire se joindre deux sociétés diamétralement opposées (voire trois avec la société indienne, l’expression « diamétralement opposées » devenant alors inadéquate), mais sa construction révèle aussi une disparité dans la société entre hommes de pouvoir (le maire, l’entrepreneur), et la bande de crève la faim pressurisée qui est là pour accomplir les désirs des plus grands. Maylis de Kerangal frôle également le thème de l’écologie, comment le chantier est arrêté en période migratoire par exemple, ou comment un personnage prend soudain conscience de ce que la construction de ce pont va anéantir. Mais tout ça ne va pas très loin et reste un peu superficiel.

Naissance d’un pont est le livre de l’instant présent, de l’homme bâtisseur et conquérant qui évite de se poser des questions pour atteindre son objectif, et c’est peut-être ça que de Kerangal veut dénoncer en nous hypnotisant de la sorte. Un parti-pris osé et courageux, mais qui, je vous l’avoue, me laisse un peu sur ma faim. Naissance d’un pont reste sans aucun doute un choc littéraire, une déflagration comme diraient les critiques. Reste à savoir comment vieillira ce pont, et quels seront ses effets à long terme sur l’environnement romanesque. Suspense.

Chronique livre : Incident de personne

d’Eric Pessan.

“Toutes les histoires devraient commencer ainsi : par un brutal arrêt, un hoquet dans la course folle, le monde se vide et deux personnages se font face.”

D’un nom vaguement entrevu, à un présentoir de librairie, et un quatrième de couverture qui fait tilt. Un homme à la dérive est coincé dans un TGV en rase campagne sarthoise suite à un incident de personne, tournure qui m’a toujours glacée pour signifier un suicide. Cet homme épuisé, bourré jusqu’à la gueule d’histoires terrifiantes confiées par des étrangers lors d’ateliers d’écriture dont il est l’animateur, craque, et déverse à sa voisine d’attente ses histoires récoltées, et ses histoires à lui. Les digues cèdent comme il le répète plusieurs fois.

Incident de personne est un livre intéressant et intelligent, touchant aussi. Il brasse un grand nombre de sujets fondamentaux qui se rapportent à l’humanité, à la survie intérieure. Le suicide, l’arrêt brutal du train, le coup au sternum, l’attente et le huis-clos ferroviaire servent de déclencheur à une parole trop longtemps contenue et emplie d’histoires exogènes, mais qui sont venues se loger là, et peu à peu ronger, grignoter l’énergie, la vie du narrateur. Comment font ces gens pour survivre à ces horreurs qu’ils ont vécues ? Les coucher sur le papier a t’il servi à quelque chose ? Que deviennent ces histoires par la suite ? Combien des peines des autres est on capable d’écouter, et de porter ? Comment survivre à la sédimentation des confidences des autres qui restent graver en nous ? On sent que ces questions, Eric Pessan se les pose constamment, dans tous les sens, et de là naît cette sensation de répétition qui surgit de temps en temps à la lecture d’Incident de personne. Le processus pourrait sembler redondant, mais il est profondément sincère, collant à la pensée de son narrateur. Une pensée usée, qui tourne en boucle et cherche un moyen de sortir de ses circuits noircis. Une pensée qui à force d’avoir été attentive aux autres s’est oubliée et part en quête d’elle-même.

L’écriture de Pessan est belle, peut-être un peu classique parfois, parfois sèche et tranchante, parfois tendre et émouvante lorsque le narrateur semble retrouver un minuscule point d’ancrage dans la vie quand sa voisine endormie pose sa tête sur son épaule. Le huis-clos est seulement perturbé par des apparitions fugitives et fantomatiques en provenance de l’extérieur, créant une atmosphère quasiment fantastique autour de ce train perdu en rase campagne. L’irruption onirique des animaux des bois dans le wagon est un beau moment, une oasis, une échappatoire, un moment hors du temps, suspendu. Une belle découverte, de celles qui savent mettre des mots sur ce qu’on ressent.

Chronique livre : Purge

de Sofi Oksanen.

Que ce livre est beau. Ce sont les premiers mots qui viennent à l’esprit, après les larmes, à la fin de la lecture de Purge. Longtemps que je n’avais ressenti une telle émotion en posant un livre. Pourtant le sujet vaste, sérieux semble à première vue beaucoup trop casse-gueule pour oser s’y lancer. Vous connaissez mon goût pour l’entremêlement des petites histoires et de la grande Histoire. Purge va beaucoup plus loin dans la multiplicité de ses niveaux de lecture.

Il est bien sûr question de l’Histoire, en l’occurence l’histoire tiraillée entre l’Allemagne et la Russie d’une petite nation balte, l’Estonie. Il est donc question dans Purge de l’histoire d’un pays qui lutte pour atteindre son indépendance, pour trouver son identité. Dans ce pays vivent des gens, et Sofi Oksanen se concentre sur le destin d’une femme, Aliide Truu, et de deux périodes de sa vie : le début de sa vie d’adulte, et sa vieillesse. Deux époques donc, au même endroit géographique, mais dans deux contextes historiques différents, quasiment dans deux pays différents. Dans la vie d’Aliide, simple paysanne, il y a pourtant trois facettes. Aliide, c’est une paysanne un peu gauche, qui se marie avec un bon communiste, organisateur du parti. Mais Aliide, c’est aussi un agent infiltré pour débusquer les nationalistes estoniens, et autres sympathisants de l’Allemagne. Et surtout Aliide, c’est une amoureuse, amoureuse du mari de sa soeur, une amoureuse éconduite et son amour et sa douleur vont guider ses actes (injustifiables, inqualifiables, mais complètement humains) jusqu’à la fin de sa vie. A l’histoire d’Aliide, vient se greffer l’histoire de Zara, une inconnue bizarre qui déboule dans la vie d’Aliide pour réveiller tous les fantômes, et une histoire familiale torturée, terrible, banale et bouleversante.

Evidemment le dessein de Sofi Oksanen pour nous embarquer dans son livre ne se dévoile que petit à petit. Au début on ne sait pas, on ne comprend pas bien. Mais l’univers déployé par l’auteur est tellement riche, sensible, qu’on est immédiatement séduit par cette écriture somme toute un peu sèche, crue, mais qui sait se faire puissamment évocatrice, voire poétique. On est intrigué, happé, on a les tripes retournées d’émotion, de peur, d’indignation, à peu près toutes les deux pages. La construction labyrinthique d’un point de vue temporel est une grande réussite, permettant à Sofi Oksanen de créer un univers cohérent à partir de fragments épars. Les personnages existent de manière fabuleuse, de chair, de sang, d’émotions. Et curieusement, cette humanité franchement pas glorieuse, qui rend ce roman très noir, instille une insidieuse clarté, une lumière diffuse comme le soleil sur un brouillard matinal dans un sous-bois à l’odeur d’humus.

Purge c’est l’histoire de gens qui sont à la recherche de quelque chose, la liberté, l’amour, d’eux-même, comme l’Estonie était à la recherche de l’indépendance, de son identité, Purge c’est l’histoire de gens qui veulent se dégager des poids qui les oppressent pour atteindre l’humanité qu’on leur refuse. Que ce livre est beau.

Chronique livre : La carte et le territoire

de Michel Houellebecq.

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Alors là mes amis, ça ne va pas être simple. Je dois vous avouer être complètement dubitative, si ce n’est hermétique, au nouveau roman de Michel Houellebecq. Sans doute des attentes démesurées après le choc que fût La possibilité d’une île, je ne sais pas.

On ne peut reprocher au projet conceptuel de manquer d’ambition, ni de panache littéraire. Houellebecq est un très grand écrivain, et le style de ce roman, de facture très classique est très beau, léché, impeccable. La stricte rigueur du style colle parfaitement à son propos. Houellebecq retrace le parcours d’un artiste contemporain Jed Martin (sorte d’alter ego littéraire), sa vie, son oeuvre. Né d’un père architecte, qui a réussi financièrement, et échoué artistiquement, d’une mère dépressive puis suicidée, Jed est singulièrement détaché de la vie. Son oeuvre tourne autour des réalisations matérielles de l’homme : photographies de cartes michelin, comme des paysages façonnés par l’homme, mais vides de présences humaines, d’objets industriels à la perfection inhumaine, puis tableaux d’hommes et de femmes exerçant leurs professions. Une oeuvre consacrée donc aux conséquences physiques de l’existence humaine, mais quasiment dépourvue d’humanité, une oeuvre très contemporaine, pure produit de la société superficielle, productiviste et matérialiste, et qui bien sûre, paradoxe ultime, se vend à des côtes ahurissantes, transformant Jed Martin en millionnaire. Cette dérive matérialiste atteint son paroxysme lorsqu’un meurtre est commis pour voler l’ultime tableau peint par Martin.

Afin de souligner ses propos, ou plutôt ses constats sur l’évolution de la société, Houellebecq multiplie les digressions encyclopédiques, comme on picore d’un site à l’autre sur le net. Au milieu de tout ça, les personnages se débattent, comme ils peuvent, sans véritables échanges, traînant leur solitude et leur malaise le long des 428 pages. Tout ça est terriblement brillant, et intelligent. Mais. Le problème, c’est qu’on s’ennuie assez ferme à la lecture de tout ça, ressentant un détachement égal voir supérieur à celui du héros. Non, lire une notice d’appareil photo, n’a objectivement rien d’intéressant, et connaître le nombre d’habitants de troufignou les oies non plus. Par cette accumulation encyclopédique, ce concept dénué d’émotions et de sentiments (il y en a, mais tellement ras le bitume, que c’est assez ahurissant de la part de l’auteur de la Possibilité d’une île), Houellebecq tombe dans les pires travers de la littérature française, cette volonté d’étaler sa science, cette manie de tout intellectualiser, de tout conceptualiser. J’ai passé mon temps à essayer de refocaliser mon attention, et à essayer de m’intéresser vraiment à ce qui était écrit, en relisant certaines pages des dizaines de fois, tellement le livre me tombait des mains.

Alors oui, c’est évidemment fait exprès, il y a une grande hauteur de vue dans tout ça, il y a de l’intelligence, de la réflexion, mais ça sent la sueur, l’application, l’ambition aussi de prouver à quel point il est un grand écrivain ancré dans la modernité. Il y manque cette humanité ravageuse qui m’avait tant renversé jadis, et ses tentatives de descriptions désabusées de la vie sont aujourd’hui plus roublardes que sincères. Houellebecq semble devenir un pépé prudent, assoiffé de reconnaissance artistique (« Vous voyez, je n’ai pas besoin de faire dans la provocation pour être un grand écrivain« , semble t’il déclarer ici), et c’est une grande perte pour la littérature française. Reste un roman conceptuel, brillamment intelligent, mais totalement désincarné. Allez allez, après le Goncourt, tout va rentrer dans l’ordre ? Hein ? S’il vous plait !

Chronique livre : L’été de la vie

de J. M. Coetzee.

Qui est l’autre ?
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Voilà une jolie balade dans l’Afrique du Sud des années 70 que nous propose J. M. Coetzee, prix Nobel de littérature en 2003. Après deux livres plus ouvertement autobiographiques, mais que je ne connais pas, Coetzee nous propose cet autoportrait en creux au travers des témoignages de quatre femmes et un homme qui ont croisé sa route dans les années 70, période durant laquelle il a commencé à écrire. Réalité ou fiction, on ne sait pas démêler le faux du vrai, mais l’intérêt du livre réside essentiellement dans le décalage entre ce que l’interviewer aimerait bien entendre sur l’auteur, dont il connaît la façade publique (auteur de nombreux romans, nobellisé etc.), et ce que raconte les interviewés.

Bien loin de peindre le portrait d’un intellectuel séduisant et fascinant, les connaissances de la vie de Coetzee sont unanimes : dans les années 70, Coetzee avait tout du raté total, et ce dans tous les domaines. D’un point de vue professionnel (enseignant par défaut, sans vocation, sans charisme, et par intermittence), familial (il s’occupe de son père parce qu’il n’a nulle part où loger, toute sa famille le prend pour le maillon faible), ou sentimental (amant minable, ou éconduit, sans trace de sensualité), il n’y a aucune partie réussie dans la vie de l’auteur. Le constat est assez drôle, les interviewés livrent progressivement leur jugement, toujours dur au final. Mauvais amant, distant, froid, plongé dans son monde intérieur mais incapable de réussir à le transmettre, Coetzee apparaît sous un jour peu favorable. Pas grand chose à sauver dans ce gars si l’on en croit toutes les personnes qui gravitaient autour de lui.

Tentative d’auto-apitoiement ou autoportrait plein d’humour ? On ne sait pas vraiment quel est le but poursuivi par l’auteur. Peu importe, finalement, le portrait apparaît pudique et taquin, et on passe un bon moment à lire ces “interviews” fictives, qui en apprennent autant sur les interviewés que sur l’objet de leurs propos. Le livre interroge également sur le regard de l’autre, sur la subjectivité du point de vue des gens extérieurs par rapport à ce qu’on vit, ce qu’on ressent, sur la difficulté à communiquer, sur la condition humaine en général, solitaire et incomprise. C’est profond et léger à la fois, et on passe un moment, certes pas exceptionnel, mais très agréable en compagnie de Coetzee, aussi morne soit-il, soit disant.