de Maylis de Kerangal.
Naissance d’un pont raconte la naissance d’un pont, ou plutôt les histoires des gens et des lieux qui gravitent autour de la création de ce pont. Naissance d’un pont est donc un roman choral, même si raconté à la troisième personne. Dans ce genre casse-gueule, qui commence à accumuler les très grands livres et les très grands auteurs (Laurent Mauvignier, Nancy Huston), il n’est pas simple de tirer son épingle du jeu. L’implacable réussite de Naissance d’un pont n’en est que plus brillante, tranchant de manière abrupte avec l’intimisme des auteurs précédemment cités, pour se diriger vers un lyrisme et une amplitude impressionnants.
La première chose qui saute à la figure quand on commence Naissance d’un pont, c’est l’énergie. L’énergie qu’il y a dans cette écriture là est absolument incroyable, ébouriffante, voire par moment quasiment asphyxiante. Accumulant
dans des phrases immenses, nombre de propositions courtes, riches, diverses, foisonnantes, de Kerangal coupe le souffle au lecteur en imposant un rythme échevelé, à la mesure du rythme effréné du chantier de construction. Parfois un peu systématique, compact et trop composé, ce style tour à tour émerveille et agace. Mais l’ensemble que forme le roman qui en surgit est tellement vivant, fourmillant, qu’on oublie vite les agacements ponctuels pour vibrer avec ces personnages tous plus vrais, vivants les uns que les autres.
Maylis de Kerangal n’a pas la finesse psychologique de Huston ou Mauvignier, et en prenant un peu de recul sur le livre, on s’aperçoit vite que ses protagonistes ne sont pas sans cliché, quelques-uns étant même particulièrement stéréotypés. La Géographie et l’Histoire, ouvertement imaginaires bien que bourrées de référence, m’ont semblé tout de même par trop fantaisistes. Mais le nez dans le roman, plongé dans ce tourbillon de poussière, ciment, engins de chantier, vies des uns et des autres, difficile de discerner quoi que ce soit, à part cette énergie, le rythme incroyable de ce langage scandé, millimétré, lyrique et ample. Maylis de Kerangal nous enfume brillamment à la force de sa plume.
Outre les vies croisées, et la construction en elle-même du pont, le roman est également une ébauche de réflexion (car on est pas ici dans la réflexion pure, mais dans la description du moment) sur la notion de clivage, de frontière. Ce pont brise la frontière perméable qu’était le fleuve pour faire se joindre deux sociétés diamétralement opposées (voire trois avec la société indienne, l’expression « diamétralement opposées » devenant alors inadéquate), mais sa construction révèle aussi une disparité dans la société entre hommes de pouvoir (le maire, l’entrepreneur), et la bande de crève la faim pressurisée qui est là pour accomplir les désirs des plus grands. Maylis de Kerangal frôle également le thème de l’écologie, comment le chantier est arrêté en période migratoire par exemple, ou comment un personnage prend soudain conscience de ce que la construction de ce pont va anéantir. Mais tout ça ne va pas très loin et reste un peu superficiel.
Naissance d’un pont est le livre de l’instant présent, de l’homme bâtisseur et conquérant qui évite de se poser des questions pour atteindre son objectif, et c’est peut-être ça que de Kerangal veut dénoncer en nous hypnotisant de la sorte. Un parti-pris osé et courageux, mais qui, je vous l’avoue, me laisse un peu sur ma faim. Naissance d’un pont reste sans aucun doute un choc littéraire, une déflagration comme diraient les critiques. Reste à savoir comment vieillira ce pont, et quels seront ses effets à long terme sur l’environnement romanesque. Suspense.