Chronique livre : Que font les rennes après noël ?

d’Olivia Rosenthal.

Lesquels sont les mieux conditionnés ?
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Passant outre le titre qui ne m’inspirait guère (« Que font les rennes après noël? » bouarf), je me suis tout de même laissée tenter par les critiques élogieuses du nouveau livre d’Olivia Rosenthal. Je ne le regrette pas. Mon faible pour les livres à plusieurs voix se trouve comblé ici.

Le récit (orienté bestioles) de la vie d’une femme, de son enfance à sa maturité, est entrecoupé par des témoignages, réécrits de manière parlée, assez neutre, de personnages ayant de près ou de loin à voir avec les animaux. Dresseurs, éleveurs, bouchers, techniciens de laboratoires pharmaceutiques, soigneurs de zoo, une panoplie de professionnels dont les rapports avec les animaux sont purement techniques, toute marque d’affection vis à vis des bêtes les empêchant d’accomplir convenablement leur mission. De ces témoignages se dégage la description d’un monde finalement inconnu, et pourtant totalement réel. En effet Olivia Rosenthal s’est sérieusement documentée sur les animaux, la législation qui leur est associée, la logistique qui entoure les bestioles (comment techniquement on fait venir des loups en ville ? comment on expérimente sur les animaux ? etc.). Tout ce qu’elle raconte est donc la réalité, et pourtant on a l’impression d’être plongé dans un monde proche de la science-fiction. Cette perte de repères, liée à la polyphonie des témoignages et des situations est particulièrement réussie.

Lovée au coeur de ce projet, vient se greffer une histoire plus classique (et plus casse-gueule), l’histoire d’une enfant, et son évolution jusqu’à l’âge adulte. Cette seconde histoire, écrite à la deuxième personne pour ajouter au trouble et à l’identification (Michel Butor et sa Modification a décidément fait des émules) est à la fois le fil conducteur du roman, et semble pourtant en être l’élément rapporté, l’objet de réflexion. Si le lien entre les deux histoires est ténu au premier abord, malgré la volonté de l’enfant d’avoir un animal domestique, le projet se dévoile peu à peu dans un jeu de miroirs vraiment troublant. De manière subtile, Olivia Rosenthal nous conduit à nous interroger sur la nature humaine par rapport à la nature animale, ou bien plutôt sur la différence ou la similarité entre les liens humain-animal et adulte-enfant. Bref, on s’interroge peu à peu sur domestication de l’humain. Après tout l’éducation n’est-elle pas la domestication de l’enfant afin de le rendre apte, conforme à la société dans laquelle on vit ? Les parents ne passent-ils pas leur temps à réprimer les instincts de l’enfant ou l’enfant est-il pré-programmé pour accepter et aimer sa domestication ? Et surtout comment se libère t’on des codes appris, des parents aimants ?

La réflexion que mène Olivia Rosenthal s’insinue en nous de manière discrète mais insistante, notamment grâce à la forme hyper contrôlée qu’elle a choisie. D’accord, cette forme, dans le premier quart du roman est parfois un peu maladroite à force de trop d’insistance (le triturage de “l’homme est un loup pour l’homme” n’est notamment pas convaincant, tout le binz autour des rennes peu intéressant également). Mais par la suite, on sent que la dramaturge réussit à trouver une vraie liberté dans le carcan qu’elle utilise, et c’est avec une grande intelligence, sensibilité qu’elle déploie son récit. Au final Que font les rennes après noël ? est un livre intrigant, profond, touchant, sous l’apparente froideur de son style. Un moment fort parsemé de phrases définitives qui tranchent dans le vif. “Le désenchantement est une forme comme une autre d’émancipation intellectuelle.” Formidable.

Chronique livre : Suite(s) impériale(s)

de Bret Easton Ellis.

Quel monstre sommeille derrière les anges que nous ne sommes évidemment pas ?
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Hélas les amis, trois fois hélas, Suite(s) impériale(s) est aussi peu intéressant que Moins que zéro était brillant. Imaginez un auteur qui n’a rien produit depuis 5 ans, en plein brainstorming avec son éditeur. La seule idée qui leur vient à l’esprit est d’écrire la suite de Moins que zéro, soit une espèce de “que sont-ils devenus 25 ans plus tard ?”. La réponse est assez évidente : les protagonistes étaient déjà des « moins que zéro », là ils ne sont franchement pas grand chose, ou plutôt pas grand chose de neuf et d’intéressant. Mais ça on aurait déjà pu le dire en posant Moins que zéro.

Fausse bonne idée, ou vraie mauvaise,  la lecture de Suite(s) Impériale(s) provoque la déliquescence de l’enthousiasme initial. Les phrases courtes et sèches de Moins que zéro ont fait place à des phrases à rallonge, inutilement compliquées (entre temps Ellis est devenu écrivain, il essaie de le prouver). C’est voulu, on n’a jamais d’explication claire, tout reste dans une espèce de brouillard mystérieux. Enfin mystérieux pas tant que ça. Franchement, on se doute de ce que veut démontrer Ellis dès le début : l’adolescence désincarnée de Moins que zéro donne des adultes monstrueux qui ne prennent leur pied qu’en se manipulant les uns les autres. Ouais. Tout ça ne va pas pisser très loin, et n’apporte pas une goutte d’eau de plus au moulin Ellissien.

Du coup, on frissonne un max en pensant que dans 25 ans les protagonistes se feront des crasses dans une maison de retraite d’Hollywood, avec leurs problèmes de pilules bleues, de transit et de prostate. Et là franchement, j’ai pas hâte.

Chronique livre : Absolument débordée

de Zoé Shepard.

Pour une fois, pas de moi.
Illustration tirée de « Courrier de l’environnement de l’INRA » n°58

C’est avec beaucoup de méfiance que j’ai mis le nez dans ce livre : peur de voir “casser” du fonctionnaire, comme c’est la grande mode en ce moment, et de m’énerver à voir décrédibiliser encore et toujours les “nantis” que nous sommes. Et je suis plutôt soulagée à la fin de la lecture d’Absolument débordée, bien que je craigne que le texte dans des mains mal intentionnées ne soit utilisé à très mauvais escient. Zoé Shepard est rentrée dans la fonction publique par conviction, et malgré sa désastreuse expérience, garde espoir. Elle a raison : les fonctionnaires que je côtoie travaillent, sont investis, malgré toutes les difficultés croissantes rencontrées au quotidien.

Le principal atout de ce livre est qu’il est totalement désopilant. Zoé Shepard dresse une série de portraits fendards de ses collègues de travail, chefs et élus. Au rang des réussites, l’inénarrable Coconne (l’assistante à qui il ne faut surtout pas demander de faire quelques chose), Simplet le chef sans cerveau, Alix greffée à son blackberry, le Bizut… La liste est longue, et permet bien évidemment de projeter ses expériences personnelles sur ces personnages. C’est évidemment la grande force de Zoé Shepard qui a trouvé là un excellent filon, permettre aux travailleurs “administratifs”, aux cercles de travail relativement restreints, de se projeter dans cette description au vitriol de ce milieu professionnel. Parce qu’évidemment, qui n’a pas croisé une Coconne, un Simplet, une intrigante dans sa carrière ? qui, après quelques mois de carrière ne s’est pas rendu compte du taux élevé de pipeautage en réunion ?

On aurait tort de réduire Absolument débordée à une caricature féroce des fonctionnaires. Zoé Shepard est indéniablement très intelligente, et c’est un système dans son ensemble qu’elle remet en cause : soumis aux politiques diversement honnêtes et compétents, managés par des lèche-cul sans qualification. Le livre n’est pas un pamphlet anti-fonction publique, mais plutôt un électro-choc salutaire. La réaction du Conseil régional d’Aquitaine (véritable employeur de l’auteur qui a visiblement été facilement démasquée) montre qu’il y a encore du chemin à faire et qu’il ne fait pas bon pour un fonctionnaire ouvrir sa gueule. Il faut avouer que la demoiselle n’y va pas avec le dos de la cuillère, qu’elle a absolument mauvais esprit (et c’est tant mieux, du moins pour nous, moins pour ses collègues qui se reconnaîtront), qu’elle ne mâche pas ses mots : un con est un désigné comme tel. Pas étonnant que le Conseil régional d’Aquitaine l’ait très mal pris, dommage pour lui qu’il n’ait pas eu l’intelligence de ne pas ébruiter l’affaire et surtout quelle honte que cette réaction complètement disproportionnée.

Pour dépasser le côté polémique de l’ouvrage, il faut reconnaître à Zoé Shepard une plume audacieuse, leste, un art de la métaphore qui tue, un certain talent pour la construction. Son livre, dont les quelques trois cents pages se lisent d’une traite est indéniablement bien fichu. De quoi se dire que grâce à cette malheureuse expérience, elle a sans doute trouvé sa voie.

Chronique livre : Le Park

de Bruce Bégout.

A ta place, je suivrais docilement le mouvement.
Tout écart pourrait être fatal.
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Magnifique petite chose publiée dans la non moins magnifique collection Allia, le Park m’a été conseillé par une personne fort avisée, qui peut continuer à me donner des conseils de cet ordre autant qu’elle veut. Au premier abord, on se croirait dans un univers entre W ou le souvenir d’enfance de Perec, et Choir de Chevillard : la tentative de description d’une chose indescriptible et ignoble. Mais là où Perec et Chevillard avancent masqués, Bégout dévoile très vite ses intentions, tout comme le lieu qu’il décrit porte en lui-même les éléments de sa propre réflexion.

Le narrateur nous embarque dans la découverte du Park, un parc d’attraction pour gens friqués, isolé sur une île. Ce Park est un peu particulier puisque, loin du classique parc d’attraction, il accumule en son sein, toutes les sortes de “parcs” pouvant exister, ou plus précisément les différentes modalités de “parcage” existantes : du parc d’attractions classique, aux camps de concentration, en passant par les prisons, les zoos, les tripots, les usines … Partant du postulat que l’instinct naturel des hommes est de s’auto-parquer (pour se protéger, entre des murs, ensemble) et de parquer les éléments indésirables, effrayés qu’ils sont par l’inconnu, le danger, l’absence de limites, de protection, par une trop grande liberté. L’intention du livre étant dévoilée très tôt, on se demande si Bruce Bégout va quand même arriver à tenir sur la longueur. Et bien oui. Au milieu du livre, il introduit dans sa description méthodique du Park, l’étude de certains habitants, grosso modo un pour chaque type de population du Park : un employé fraîchement débarqué, un prisonnier, les ingénieurs et scientifiques qui inventent les attractions, l’architecte perché dans sa tour d’ivoire, les visiteurs… et cet étalage de caractères peuplant cet univers infâme est abominablement délectable.

Voilà le paradoxe de cet objet littéraire : une description méticuleuse et rigoureuse (quel style précis, affûté !) d’un endroit déserté par la morale, visité par de richissimes clients en quête de sensations fortes injustifiables, qui tout autant qu’elle provoque le rejet, suscite la curiosité et l’appétit malsain. Le lecteur se trouve dans la position de rat de laboratoire, soumis à une expérience scientifique et littéraire passionnante, riche et inconfortable. Il n’est bien sûr pas la peine de préciser que ce Park, si particulier, n’est qu’un révélateur, un condensé du monde dans lequel nous vivons, et duquel pourtant nous nous protégeons, en restant dans nos “parcs” respectifs (travail, famille… vous connaissez la suite).

Le Park, ou l’ambition de décrire le monde en son entier au travers d’une notion unique, celle du parcage : fou, discutable et surtout formidablement réussi. Une belle découverte.

Et parfois la réalité vient faire du pied à la fiction.

Chronique livre : Zéroville

de Steve Erickson.

Pour prendre mon pied avec toi, clique.

Un livre dont le titre est un hommage à Alphaville de Godard sur un autiste au crâne tatoué d’une scène d’une Place au soleil qui passe sa vie dans les salles de cinéma, voilà qui était alléchant. Le livre d’Erickson est un peu un OLNI, qui déroute, agace, passionne tour à tour. Je vous avoue que je ne sais pas vraiment par quel bout le prendre. Le livre raconte le parcours de Vikar, un gars de Pennsylvanie qui arrive à Los Angeles pour assouvir sa soif de cinéma. Autiste, soumis à des attaques de violence quand quelque chose l’agace (du passif familial a furieusement tendance le hanter), Vikar comprend mal le monde qui l’entoure, découvre une ville, La ville du cinéma, désertée par le Cinéma (du moins l’idée absolue qu’il s’en fait).

Le début du livre est un peu laborieux, accumulant méthodiquement, de façon systématique des références cinématographiques (sans jamais donner les titres des films, accrochons-nous). C’est laborieux, mais justifié puisqu’on est dans la tête de Vikar, enfermés dans ces circuits neuronaux particuliers. Son crâne tatoué est à la fois un répulsif pour les gens qu’il croise et un objet de fascination et de sociabilisation. Vikar rencontre des gens, les bonnes personnes, qui lui permettent de travailler dans le milieu du cinéma, comme décorateur, puis monteur, un monteur de grand talent, complètement barré, qui “emmerde la continuité” et décroche même un prix du meilleur montage à Cannes (du jamais vu, imaginez !).

C’est dans ces passages cinéphiliques qu’Erickson touche quelque chose de très beau. Sa vision du cinéma, comme Art absolu, ayant toujours existé, comme monde en soi, parallèle au monde réel, est vraiment magnifique. On sent que le gars est un obsessionnel, qu’il tire du cinéma sa force, sa vie. Au milieu du livre, Erickson change de forme, change de rythme : les chapitres se mettent à défiler en sens inverse, Vikar s’enfonce de plus en plus loin dans son obsession, dans le Son (la musique qui fait mal aux oreilles) et le roman devient complètement addictif. Certaines phrases sonnent justes et mettent des mots magnifiques sur l’amour du cinéma “Aucun film digne d’être adoré ou détesté ne procure du confort”. En accélerant le rythme, et en bousculant sa forme, Erickson commet des maladresses en tirant son livre vers une sorte de “paranormal”. Dans le fond, c’est assez maladroit, mais la construction est tellement serrée, intelligente, qu’on ne peut s’empêcher d’adhérer.

Livre inconfortable, discutable, bancal et finalement passionnant, Zéroville donne une furieuse envie de cinéma et de littérature. Un grand pied.