Chronique livre : Enig marcheur

de Russell Hoban.

Gloire à l’éditeur, réussissant pour la modique somme de vingt euros, à offrir au lecteur ce magnifique objet-livre qu’est Enig marcheur. C’est une habitude chez Monsieur Toussaint Louverture, le travail est toujours fignolé au petit poil, il y a de l’amour et de l’attention dans chaque livre édité. Mais là, on atteint quand même quelque chose de grandiose, c’est beau et émouvant.

Gloire également à l’éditeur qui ose se lancer dans le « chantier » Enig, un livre écrit dans un anglais malmené («le riddleyspeak »), et donc impossible à traduire, et pourtant traduit de main de maître par Nicolas Richard, un livre qu’il est donc très difficile de lire (si si, avouons-le), même en prenant son temps, et donc nécessitant de la part du lecteur un engagement beaucoup plus grand que beaucoup de livres, même très exigeants. Monsieur Toussaint Louverture l’a fait, et c’est ce qui rend cette maison d’édition si indispensable et unique dans le paysage éditorial francophone. Mais passée l’émerveillement initial, et l’indubitable réussite éditoriale, que dire d’Enig marcheur ?

L’histoire se déroule dans un futur extrêmement lointain, en Angleterre, des siècles après un « grand boum » (une explosion nucléaire donc) qui a tout ravagé. Enig a atteint ses 12 ans, son âge d’homme, et en quelques jours sa vie bascule. Dans ce monde post-apocalyptique, la société est régie par Le grand Ram, qui professe sa bonne parole et asservit la population grâce à des spectacles de marionnettes mettant en scène Eusa (mi-dieu, mi-scientifique à l’origine du grand boum), et Adom le Ptitome Bryllant, coupé en deux (mi-atome d’uranium, mi-jesus). Il n’y a que quelques castes bien cloisonnées dans la société, définies par leur profession (charbonnier, trinturier…). On ne peut se déplacer qu’en groupe, au gré du travail à accomplir, entourés de garde du corps, le pays étant infesté de chiens sauvages très dangereux. C’est un société presque complètement orale (sauf Enig qui a appris à écrire ? pourquoi, comment ?), qui fonctionne sur un système de légendes, de prémonitions, et de croyances, un vrai retour à l’âge de fer.

Enig est un peu différent du reste du troupeau, il se pose des questions, il sait écrire, et son instinct le fait sortir de la route toute tracée qu’il s’apprêtait à suivre, il sauve un garçon, descendant d’Eusa, qui semble posséder un grand savoir mais ne sait pas vraiment comment l’utiliser, il devient l’ami des chiens sans trop savoir comment, et de rencontre en rencontre il trace sa route à lui, et finit par écrire son histoire, et devenir marionnettiste à son tour, mais pour un spectacle non-officiel, quelque chose de nouveau et différent. Entre temps, il croise moult personnages dont, pour certains, la seule volonté est de recréer le Grand boum (espérant que ce qui a été perdu dans l’explosion pourra être retrouvé) et pour d’autres, la vérité se situe dans le cœur des arbres et ils se contentent de réinventer la poudre dans un « petit boum » qui fait déjà pas mal de dégâts.

On pourrait qualifier Enig marcheur de livre « slow life ». L’écriture très particulière d’Enig, nécessitant d’oraliser les mots pour comprendre le sens, oblige à la lenteur. Lentes sont également les évolutions de la société post-grand boum, voire inexistantes. A part quelques élites lettrées qui possèdent un savoir, très relatif, la population est laissée dans l’ignorance, enfermée par des règles strictes, et un environnement hostile qui leur interdit toute forme d’émancipation. Des réminiscences des connaissances scientifiques pré-apocalypses polluent les discours, et sont réinterprétées de manière complètement farfelue par toutes les personnes rencontrées par Enig. Les légendes s’appuient sur des fragments écrits avant le grand boum (la légende d’Eusa est ainsi une interprétation délirante de la description d’un tableau retraçant la vie de St Eustache , situé dans la Cathédrale de Canterbury !). Le livre est un véritable jeu de piste, de décryptage du langage et des éléments pré-apocalypse à la sauce post-apocalypse. Aussi, après un tel effort (laborieux) dans cette chasse aux trésors, s’attend-on à une juste récompense, au minima à être terrassé par une révélation finale définitive.

Alors, outre toute cette invention fantastique dans le langage et dans ces “trouvailles scénaristiques” souvent drôles et dérangeantes, que retenir d’Enig marcheur ? En tant que livre d’anticipation, quel éclairage nous propose Enig sur la société dans laquelle on vit et ses évolutions ? On peut lire le roman comme une illustration parfaite de la maxime rabelaisienne “Science sans conscience n’est que ruine de l’âme”, mâtinée d’un peu de « L’homme est un loup pour l’homme. » L’Homme a détruit la Terre une première fois, et son instinct (sa bêtise ?) le pousse à reproduire ce qui a tout détruit. Voilà qui est tout de même très classique dans ce genre littéraire, et n’apporte pas grand chose. En posant le livre, on ne peut s’empêcher de se dire, eh bien tout ça pour ça ?

Le monde créé par Russell Hoban est également par trop bancal, et manque de cohérence. Pour ce que j’ai pu en comprendre (la modestie reste de mise devant cet objet littéraire), il ne forme pas un système sociétal complet et viable, ce qui fait la force des grands romans d’anticipation, c’est à dire nous proposer des sociétés complètement différentes de la nôtre, mais au fonctionnement cohérent, et surtout nous apportant un éclairage et une réflexion sur ce que nous vivons aujourd’hui, et nos évolutions potentielles.

On retiendra alors surtout ce qui me semble la grand message d’Enig marcheur, l’émancipation de l’individu et donc son évolution passent par l’écriture et l’art, qui sont la base de tout. Là, je m’incline. Pour le reste, ce livre atypique et exigeant sur la forme, laisse tout de même trop un goût d’inachevé sur le fond pour pouvoir prétendre au statut de chef d’oeuvre absolu.

Ed. Monsieur Toussaint Louverture
Trad. Nicolas Richard 

Chronique livre : La petite Borde

d’Emmanuelle Guattari.

Deuxième livre de souvenirs de cette rentrée littéraire après le  beau et hanté Autour de moi de Manuel Candré. La petit Borde, très court premier texte, tout comme l’est Autour de moi, est constitué d’une succession de souvenirs et de tableaux. Mais la comparaison s’arrête là.

La touche est légère et minimaliste, pointilliste. C’est joli comme tout, et chaque scène porte en elle un aspect visuel assez fort. Emmanuel Guattari prend le point de vue de l’enfant, qui regarde le monde des adultes, un monde pas tout à fait comme les autres puisque l’auteur a passé son enfance à La Borde, une clinique psychiatrique hors-norme. L’ensemble donne une impression de lumière, de joie et de liberté, même si l’auteur invoque par moment ses fantômes, notamment celui de sa mère.

Mon seul souci, probablement dû à un manque de culture, c’est qu’à force de petites touches et d’ellipses, et bien, honnêtement, je n’ai pas compris grand chose. Qui est qui dans cette histoire ? Est-elle chronologique ? Y’a t’il un lien entre les tableaux ? Quel est le projet derrière tout ça ? Alors bon, on est d’accord, ne pas tout comprendre n’est heureusement pas rédhibitoire. Mais dans un si court roman, qui devient assez nébuleux rapidement, eh bien, je n’ai pas trouvé ma place en tant que lectrice. Je l’ai posé en me demandant bien ce que je venais de lire, alors je l’ai relu (l’avantage des livres très courts), mais l’impression a persisté.

La petite Borde me laissera un souvenir doux et mignon. Qui s’effacera, je le crains, assez vite.

Ed. Mercure de France

Chronique livre : Remarquable, n’est-ce pas ?

de Robert Benchley.

Parfois, on a besoin de légèreté, et quand cette légèreté prend l’apparence d’un livre de chez Monsieur Toussaint Louverture, on ne peut que saliver. A la force de l’attente se couple donc une certaine dose d’exigence, jusqu’à présent jamais déçue par les livres de cette maison d’édition. Remarquable, n’est-ce pas ? vient donc légèrement ébranler le bel édifice.

L’objet est bien sûr sublime et plein d’invention (la nouvelle en pied de page !), là, rien à redire. La belle couverture rouge, bien illustrée fait plaisir à l’oeil et à la main, et quand on voit à quel prix exhorbitant certains grands éditeurs nous vendent des livres sans aucun intérêt d’un point de vue de l’objet-livre, on pleure.

Remarquable, n’est-ce pas ? est composé de courts textes, chroniques quotidiennes des travers de l’humain, ou conseils de grand sage aux lecteurs. Le ton de l’ensemble des chroniques est pince-sans-rire à mort. On savoure vraiment certaines chroniques, assez désopilantes. Beaucoup aimé notamment les conseils pour réussir à museler les gens qui reviennent de vacances alors que nous même ne sommes pas partis, ou encore les conseils pour réussir à passer la journée au bureau sans rien foutre. Certaines choses restent complètement d’actualité et n’ont pas pris une ride : on rit beaucoup par exemple lorsque Robert Benchley nous raconte les voyages en train lorsqu’il y a des enfants dans le wagon. Le livre est par ailleurs accompagné d’un CD sur lequel on peut trouver quelques lectures sympathiques de L. L. de Mars qui a clairement choisi les meilleurs chroniques.

Malheureusement, l’ensemble de ces textes, assez hétérogènes sur le fond, est également très inégal. Outre quelques moments très savoureux, j’avoue que mon enthousiasme est souvent retombé, et avoir lu plutôt mécaniquement la plupart des élucubrations de Benchley. Je ne me suis pas vraiment sentie concernée par tout ça. Et puis, disons-le, c’est tout de même un peu daté comme écriture.

Malgré de très bons moments, pas complètement comblée donc par ce Remarquable, n’est-ce pas ? dont j’attendais probablement trop de bien-être après des lectures émotionnellement chargées. Ceci-dit, c’est sympathique et vraiment très joli sur l’étagère.

Ed. Monsieur Toussaint Louverture
Trad. Paulette Vielhomme et Fanny Soubiran

Chronique livre : L’effrayable

d’Andréas Becker.

Paradoxal livre que L’effrayable. Lancé à grands renforts de pub dans certaines salles obscures, son plan com’ a pris le pas sur la critique dans le monde de la toile et dans la presse. Ce roman, on en parle surtout pour ces quelques images sur grand écran. Paradoxaux également les sentiments qui nous habitent quand on en termine la lecture. Entre intérêt et exaspération, entre admiration et ennui.

Un homme dans une cellule capitonnée écrit. Il écrit pour lui et pour la petite fille qui l’habite. Il écrit parce qu’il ne peut pas faire autrement, parce que c’est de cette manière qu’on pense qu’il va guérir. Mais cette histoire qu’il nous livre est complexe, l’histoire familiale depuis les années trente dans l’Allemagne nazie, jusqu’à nos jours, tout ça en ordre dispersé, entrecoupé de phases d’introspection. Mais dans le discours s’invitent des mots étranges, distorsions du français, amalgames de plusieurs mots, des conjugaisons insolites, des constructions éclatées. Karminol, car c’est son nom parle une langue qui n’est qu’à lui, pleine de trop de lettres et d’auxiliaires surnuméraires. Ce trop-plein, c’est l’héritier de tous les on-dit du passé, de toutes les fautes, les horreurs accumulées et dissimulées. Sous la plume de Karminol, viennent se bousculer les fantômes du passé, qui s’imposent à la normalité, au bon sens, à tout ce qui est droit.

On peut donc admirer l’audace d’Andréas Becker d’avoir tenu son pari jusqu’au bout, d’avoir malmené la langue sur 250 pages, sans faiblir, variant avec à-propos le “taux de déformation” à l’aune de la lucidité flageolante de son héros. Ça fonctionne parfois très bien, on sent bien le texte en bouche, grondant, ronflant, au rythme impeccable. Et puis parfois, le processus de déformation, de même que les propos, deviennent lourdement symboliques. Il y a de la psychanalyse pour les nuls là, derrière, Nous sommes le réceptacle des péchés de nos parents et des parents de nos parents, en nous s’accumule le poids de l’Histoire, et des choses tues. Certes, mais, le livre en devient par moments dangereusement figuratif.

La fin est d’ailleurs très illustrative de ce phénomène, on a envie de dire à Andréas Becker que bon, là, ça va, on a compris, c’était très bien, mais faudrait pas non plus nous prendre pour des truffes, ça devient quand même répétitif, et il n’est pas Beckett. Le texte aurait mérité d’être beaucoup plus ramassé, moins explicatif. Il aurait dû faire confiance dans la langue qu’il a réinventée pour parler d’elle-même, d’autant plus qu’on devine, derrière tout ça, qu’au niveau stylistique l’auteur ne semble pas totalement manchot. Le pari est donc beau, la réalisation en demi-teinte.

Un livre intéressant tout de même et qui pose des questions sur la langue, sa signification. A t’on besoin de changer les mots pour exprimer l’indicible ? ou le style et la forme suffisent-ils ?

En attendant, on peut relire le Jabberwocky de Lewis Carroll, histoire de tout imaginer derrière des mots qui n’existent pas.

Twas brillig, and the slithy toves
Did gyre and gimble in the wabe;
All mimsy were the borogoves,
And the mome raths outgrabe.

Ed. La Différence

Chronique livre : Rue des voleurs

de Mathias Enard.

Mathias Enard délaisse ses recherches formelles (le puissant Zone) pour un roman beaucoup plus classique, à la narration linéaire. Lakhdar un jeune marocain amateur de polars français, faute avec sa cousine Meryem. Ils se font prendre. Lakhdar fuit. Il hante alors les rues de Tanger, puis est embauché comme libraire par un groupe d’extrémistes. Il ne le comprend pas tout de suite, gentil et naïf comme il est. Puis il rencontre Judith, une étudiante espagnol. Cette rencontre et cet amour font basculer sa vie.

Les deux premières parties de Rue des voleurs se lisent sans déplaisir mais sans passion non plus. On s’attache au personnage, enfant candide, toujours en marge, jamais vraiment dans les choses. Son amour des livres et des mots lui permet de se construire, petit à petit, et surtout de lui ouvrir l’esprit, de lui donner du recul sur les choses. Mais c’est surtout dans la dernière partie, cette Rue des voleurs de Barcelone qui donne son titre au roman, qu’on retrouve ce qu’on aime dans l’écriture de Mathias Enard, ce style magnifique, cette écriture à vif, hantée. On le sent porté par la ville de Barcelone, et le récit prend alors vraiment une belle ampleur, en même temps qu’il explore des territoires hypersensibles.

Résolument ancré dans le monde contemporain (en fond, les révolutions arabes, la révolte des indignés en Espagne), Rue des voleurs peut se lire comme un hymne au livre, au voyage et à la culture, facteur d’émancipation (intellectuelle) et d’ouverture sur le monde. Et ça c’est très beau. Mais j’aimerais bien quand même que Mathias Enard nous offre à nouveau ses recherches stylistiques et ses audaces formelles, histoire de retrouver le frisson primitif ressenti à la lecture de Zone.

Ed. Actes Sud