Chronique livre : Récit d’un noyé

de Clément Rosset.

Récit d'un noyéQue se passe-t’il dans l’esprit lorsqu’on navigue entre la vie et la mort ? Clément Rosset s’est noyé, mais sauvé de justesse, il a déliré dans un hôpital de Majorque pendant 17 jours. De ce voyage entre deux mondes, il est revenu riche d’hallucinations complètement rocambolesques qu’il nous livre ici.

Les aventures hallucinatoires de Clément Rosset ont quelque chose d’assez irrésistible dans leur absurdité. On le sait, il est rare de se souvenir de ses rêves, et encore plus rare de réussir à les raconter. Clément Rosset se souvient de tout, et dans leur éclatement, leur incongruité, ses hallucinations paraissent parfaitement crédibles et réalistes. Il rencontre ainsi Cicéron, des fanatiques de Chopin criant au complot, des preneurs d’otages, des esthéticiennes japonaises et autres charmants personnages.

Mais ce qui marque l’esprit plus que les péripéties hallucinatoires, ce sont les motifs récurrents qui apparaissent dans ces rêves : la soif intense qu’il est interdit d’étancher, et cet enfermement inéluctable qui passe le plus souvent par une immobilisation contrainte du corps. La succession de saynètes se transforme alors progressivement en un very bad trip anxiogène, le semi-coma une suite de cauchermars claustrophibiques tout à fait percutants.

J’ai lu par-ci, par-là, que certains lecteurs ont trouvé le livre hilarant, et moi pas vraiment. Absurde et beckettien par contre, bien évidemment. Mais en ce qui me concerne, pour être une grande cauchemardeuse de ce style-là, j’ai surtout trouvé extrêmement bien rendu le caractère récurrent (et douloureux) de certains motifs obsessionnels de l’angoissé chronique. Et je me dis qu’elle est bien mince la frontière du sommeil qui nous sépare de la mort.

Ed. Les Editions de Minuit

Chronique livre : Forêt noire

de Valérie Mréjen.

Forêt NoireVoici un livre d’une gaieté extrême. On y croise que des morts. Accidentés, suicidés, c’est un catalogue de décès, des plus banals, aux plus absurdes ou tragiques. Et s’enchevêtrant à cette liste macabre, l’auteur imagine une balade dans les rues de Paris avec le fantôme de sa mère.
Le livre ne ressemble qu’à lui-même. Et cette sorte de litanie des morts dont on croise le chemin possède une espèce de douceur étrange, quasiment hypnotique, comme pour exorciser la peur de la mort, de l’absence, du manque.

On devine (peut-être à tort) d’après la quatrième de couverture que le livre est une illustration de la question “à quoi vous fait penser une forêt noire ?”. La “forêt noire” induit dans la psyché de Valérie Mréjen l’irruption de fantômes, mais également des réminiscences d’enfance et d’adolescence, dans un mélange de légèreté et de gravité tout à fait à l’image du livre.

Il n’est parfois pas évident de discerner ce qui relève de l’autobiographie ou de la litanie macabre, mais une grande homogénéité se dégage pourtant de l’ensemble. Les personnages se suivent, sans lien apparent, à part cette proximité et/ou ce contact avec la mort. Valérie Mréjen a choisi un style neutre, presque distant. La référence à Depardon prend tout son sens, dans cette démarche de recherche d’une sorte d’objectivité humaniste, qui n’est pas synonyme d’absence de regard ou de point de vue, mais bien la mise en avant du sujet et non du narrateur/réalisateur.

Et puis ce qui m’a particulièrement touché, c’est cette attention portée aux détails les plus anodins du décor. Quelques soient les circonstances, l’esprit de Valérie Mréjen se concentre sur une poignée de porte, l’anse d’une tasse, un poster au mur, une image de cinéma ou encore une référence populaire. Et cette manière de mettre en lumière le trivial, l’insignifiant est particulièrement juste, parce que c’est bien ça qui, dans ce contexte d’irruption de la mort, s’imprègne dans l’esprit, hante les souvenirs, et finit par faire sens. Un livre juste, touchant, grave et lumineux.

Ed. P.O.L

Chronique livre : Crevasse

de Pierre Terzian.

Tu cries et tu sautes.

Prologue, un homme tombe dans une crevasse, où plutôt s’y laisse tomber. On rembobine. Qu’est-ce qui a amené cet homme à la chute ? Crevasse c’est l’histoire de ce type, racontée à coup de “tu”, pronom casse-gueule par excellence, et de phrases courtes et incisives. Notre personnage n’est pas verni. Petit prolo blanc élevé dans une cité, chétif et rouquin, mal-aimé par ses parents, il devient un adulte en errance, sans repère, qui vagabonde entre métiers ponctuels, et bars à putes. Et puis c’est la rencontre avec la montagne, et avec Yilmaz.

Crevasse est le récit d’une chute inévitable, programmée dès la naissance. Pierre Terzian nous raconte cette trajectoire en montagnes russes à coup de phrases courtes, assénées. Ca s’enfonce par à-coups, ça creuse, ça perce, ça fait mal. L’ambiguïté de ce “tu”, martelé, prend là tout son sens, donnant au point de vue un caractère mouvant. “Tu” du narrateur qui s’adresse à son personnage mort, comme pour le sortir de l’oubli, “tu” adressé au lecteur le plongeant dans un douloureux jeu d’identification.

Le texte commence sur un rythme intense, phrases ultra-courtes, généralement sujet (tu) -verbe. Ça fonctionne très bien, mais on a un peu peur que ça ne tienne pas sur les 150 pages. Pourtant la phrase s’adapte à l’évolution du personnage, s’enrichit (un peu) dans les moments d’épanouissement (la découverte de la femme, les excursions en montagne), mais toujours elle conserve ce rythme d’enfer, qui rend difficile de poser le livre. On comprend vite que les périodes (relatives) d’épanouissement précèdent toujours une chute, dans un rythme cyclique de montée-descente, expansion-rétractation. Et plus la montée sera haute, plus la chute qui suit sera profonde. Ainsi notre personnage, le mal-aimé, l’exclu, qui a vécu toute sa vie sans connaître la vraie tendresse, ne peut résister à l’intensité de sa découverte.

Et c’est sans doute ça le plus beau de ce livre, de montrer la fragilité des gens en mal d’amour et de tendresse, les pieds au bord du vide, et pour lesquels le moindre témoignage de douceur a l’intensité d’une tempête tropicale.

Ed. Quidam Editeur

J’en profite pour informer mes chers lecteurs, que Quidam Editeur, dont le catalogue éclectique m’a déjà ravie plusieurs fois par le passé, est en grande difficulté. Alors pour les fêtes, au lieu d’offrir des merdouilles électroniques, ou des trucs qui font grossir, offrez des livres ! Et tiens, pourquoi pas des livres de chez Quidam ? Si vous avez un bon libraire, demandez-lui conseil, et insistez pour lui commander du Quidam, même s’il vous dit que ce n’est plus distribué. Sinon, allez farfouiller sur le site de l’éditeur, et commandez-lui directement par mail : réception rapide, et avec le sourire (j’ai testé pour vous).

Chronique livre : Emmaüs

d’Alessandro Baricco.

Il voulait dire qu’en l’absence de sens, le monde tourne quand même, et que dans les acrobaties d’une existence sans coordonnées il y a une beauté, voire une noblesse, parfois, que nous ignorons – comme une possibilité d’héroïsme à laquelle nous n’avons pas pensé, l’héroïsme d’une vérité parmi d’autres.

Mon attachement à Alessandro Baricco commence à dater, aussi ai-je toujours une certaine appréhension (mais le mot est bien trop fort) en attaquant un nouveau texte. Emmaüs lève le doute assez rapidement. Ils sont quatre garçons italiens, dix-huit ans. Ils viennent d’un milieu modeste, ont été élevés dans l’amour de Dieu et des sacrifices. Tous les dimanches ils sont bénévoles dans un hôpital, et jouent de la musique à la messe. Ils sont quatre garçons, leur univers n’est que codes, conventions, verrous et non-dits. Ils ne savent rien de la vie mais croient tout maîtriser, surplombent l’existence à coup de certitudes et de bonne conscience. Emmaüs raconte l’effritement de leur système, à cause d’une fille, mais pas seulement.

Nous avons dix-huit ans, dis-je, et nous sommes tout.

Avec Emmaüs, Alessandro Baricco aborde une nouvelle facette de sa personnalité et de son oeuvre. Nulle lumière ici, nul éblouissement, ou alors fugitifs, trompeurs. Le livre n’est que failles, fêlures, effritement. Le choeur des garçons, ce nous collectif, fiévreux, porté par la foi, peu à peu se désagrège. L’emphase, la grandeur qu’ils croient porter en eux, apparaît bien vite au lecteur factice. Le prologue a d’ailleurs donné le ton, c’est la tragédie qui attend nos héros.

L’écriture construit tout d’abord une espèce d’espace mythique, comme Baricco sait bien le faire. On est dans l’impression (dans le sens de la chose qui imprime) plus que dans l’explication. Rien n’est dit vraiment, explicitement, par ce nous collectif. Ces garçons interprètent leur vie à l’aune de leur foi et de leurs convictions. mais progressivement, et c’est là une nouveauté chez Baricco, l’écriture se fait plus claire, plus précise. Au fur et à mesure que le monde se révèle à eux, sans masque et sans fard, les choses sont dites, explicitées.

Je ne connais pas du tout l’histoire d’Alessandro Baricco, mais ce roman m’a paru beaucoup plus personnel que ses précédentes oeuvres. Il y a de la joie, mais aussi beaucoup de douleur là-dedans. Douleur d’avoir été élevé dans un système et une religion qui n’ont pas résisté à l’épreuve de la vie, d’avoir perdu l’exaltation, les certitudes que peut apporter la foi. On devine que depuis ses débuts d’écrivain, Alessandro Baricco est à la recherche dans son écriture de la plénitude exaltée qu’il a pu connaître enfant et adolescent. Avec Emmaüs, il finit par déposer les armes. Beau, triste, douloureux, la fin de l’innocence.

Ed. Gallimard
Trad. Lise Caillat

Chronique livre : Acharnement

de Mathieu Larnaudie.

Un homme, Müller, vit dans une maison isolée que surplombe un viaduc. Dans sa grande propriété Müller est seul, hormis la présence fantomatique de son jardinier Marceau, fumeur et mutique (pas poss). Autrefois Müller prêtait sa plume à des politiciens, aujourd’hui, dans sa retraite, il travaille un discours chimérique, parfait, absolu. Mais cette recherche obsessionnelle de la phrase juste qui fait mouche, accompagnée d’une addiction rituelle aux séries policières US et à la Chartreuse, est perturbée par une vague de suicides. Le viaduc était trop tentant. Comment réagir alors face à l’irruption de cet imprévisible qui finit par ne plus l’être vraiment ? Comment se protéger ? Müller fait ce qu’il fait toujours, il écrit, accumule les phrases, et dans les phrases les mots, les propositions, les comparaisons. Bref, il se bâtit un mur de langage tout autour de lui. Mais si ce mur le protège un peu, il l’empêche aussi de voir.

Voilà ce que j’ai pu comprendre de ce livre, qui, hélas, m’est un peu tombé des mains. Le projet est certes intelligent, et pose des questions sur l’écriture, son utilisation dans le discours politique. Une écriture cadenassée, articulée de manière ultra-précise pour faire passer un message, une idée, pour persuader les auditeurs, pour transmettre sans rien absorber de l’extérieur, est-elle encore écriture, littérature, art ?

Pour poser ces questions, Mathieu Larnaudie a choisi un dispositif que je n’ai pas entièrement compris. D’une part il alterne les chapitres à la première personne et à la troisième personne, mais sans changer de style : Müller nous raconte, puis un narrateur extérieur. La grande interrogation qui m’assaille c’est, mais pour quoi faire donc ? Par ailleurs, et même si on comprend bien le projet global, Acharnement est stylistiquement tout de même très difficile à tortiller. Mathieu Larnaudie essaie de rentrer dans la peau de son perfectionniste personnage, et pond des phrases interminables, accumulations de propositions subordonnées, de comparaisons, métaphores. Ça n’en finit pas, et même si ça retombe presque toujours sur ses pieds, le lecteur s’est déjà arraché les cheveux, a pleuré sa mère et hurlé au loup. On se croirait parfois dans le jeu des périphrases aux Papous dans la tête. Le problème, c’est que cette écriture, pour virtuose qu’elle soit j’en conviens, manque beaucoup d’oralité : elle est, justement, très littéraire, et me semble par trop éloignée de tout discours politique, même virtuose. Alors évidemment, la narration de Müller n’est pas le discours parfait qu’il entend composer, mais on ne peut s’empêcher de penser qu’avec un tel barbon derrière le Mont-Blanc, pas étonnant que son ministre ait perdu ses élections.

Et puis, j’ai été assez frustrée car j’attendais que le livre aborde un point qui, moi, m’aurait plus intéressé, les conflits intimes et éthiques de ces plumes politiques. Comment un auteur peut-il accepter d’utiliser son aisance avec le langage pour servir des intérêts politiques, et porter des messages qui ne sont probablement pas les siens ? Pourquoi accepter de le faire ? Comment peut-on gérer ça ? Comment se dépatouiller avec sa propre “liberté de conscience” ?

Par conséquent, et pour résumer, ce livre, dont j’attendais beaucoup compte-tenu des critiques, à la fois presse et net, pour le moins positives, si ce n’est dithyrambiques, telles qu’on en consulte peu, m’a intéressée par l’intelligence indubitable qui en émane, mais, de par les choix formels choisis, que je n’ai pas entièrement compris mais qui se défendent cependant comme tout parti-pris couillu, m’a laissée sur la fragile rambarde d’un parapet de viaduc romain, les poches lestées de briques qui, malgré les alvéoles dont elles sont pourvues, n’en sont pas moins lourdes et pesantes, menaçant donc mon fragile équilibre de lectrice instable, sans pour autant me donner le vertige et le coup de pied au cul nécessaires pour que mon esprit et mes tripes en sortent, planant au dessus de l’abîme, rassasiés, repus et heureux. Dommage.

Ed. Actes Sud