Chronique livre : Le metteur en scène polonais

d’Antoine Mouton.

(…) car s’il y avait un destin, les choses, les êtres et les événements de ce monde étaient liés entre eux, (…) seule une phrase longue et complexe pouvait donner l’idée des connexions que le destin leur imposait d’établir (…)

lemetteurenscenepolonaisOn avait quitté Antoine Mouton en poète au romantisme fou et échevelé dans Les Chevals morts, on le retrouve ici en marathonien de la phrase, en horloger de la syntaxe, en maestro de la construction grammaticale.

Pourtant, dès le départ, une sensation de déjà-lu s’accroche méchamment aux synapses. Ces phrases longues, à tiroirs multiples et poupées russes, cet humour, on est dans Bernhard et Chevillard à la fois, mâtiné d’un peu de Beckett et d’une pointe de Karinthy. Que du beau monde me direz-vous. Certes. Et c’est tout à fait plaisant, voire réconfortant, de voir un jeune auteur atteindre ce niveau de maîtrise de la langue et la liberté avec laquelle il la manie derrière cette forme contraignante.

Mais où est passé le romantisme échevelé se demande-t-on ? La passion, la folie ? Progressivement, cette histoire gentiment loufoque d’un metteur en scène polonais légèrement dépassé par la polymorphie de sa création commence pourtant à faire sens et matière. Le foisonnement de pensées, imbriquées, ressassées, et exposé dans ces phrases immenses et bourgeonnantes, se resserre autour d’un point minuscule, un court espace de temps dans la vie du metteur en scène polonais, et de sa femme, qui d’ailleurs à l’époque ne l’était pas encore, et aboutit à l’inéluctable, que pourtant personne ne semble avoir vu venir.

Antoine Mouton réussit, grâce à cette catalyse, à éviter l’exercice de style intégral, absolument parfait mais un peu vide. En déployant un système à la Nolan (Inception, Inerstellar), un foisonnement causé par, quoi d’autre que l’amour fou, Antoine Mouton pose par la même occasion une pierre dans le paysage littéraire français. De la ruse et du cœur.

Ed. Christian Bourgois.

Chronique livre : Bleu de travail

de Thomas Vinau.

Les arbres se gonflent et se dégonflent. Ils expirent le vide froid. Les branches sont des bronches. Poitrine de lumière. Et le ciel qui ronfle. Et nos peines soufflées. Là.

bleudetravail800Après le délicat et irréprochable Ici ça va, Thomas Vinau revient dans ce Bleu (ou blues?) de travail, particulièrement séduisant. A nouveau on retrouve cette écriture de bribes et d’éclats, d’instants suspendus ou même l’immatériel devient sensations. Sans doute moins policé qu’Ici ça va, moins immédiatement aimable, plus irrégulier, Bleu de travail séduit cependant davantage par ses fulgurances poignantes.

Un jour ou l’autre tu te rends compte qu’il y a un monde autour de toi. Et que ce monde est en train de hurler.

Il s’est insinué dans l’écriture de Thomas Vinau, toujours maîtrisée et très belle dans sa simplicité, un brin de douleur, de froid et d’humour salvateur. Le temps qui passe et la peur qui en découle irriguent ce Bleu de travail de manière discrète mais fondamentale. La frontière entre prose et poésie perd ici tout son sens entre éclats d’haïku et pieds dans la boue.

Nous sommes les petites braises qui couvent leurs désastres. Nos minuscules chaleurs.

Le livre en lui-même est également particulièrement séduisant, avec cette belle reproduction de Deineka en couverture. Un interlude, beau et touchant, avec juste cette pointe de trouble, inconfortable mais si nécessaire.

Ed. La Fosse aux ours

Chronique livre : Atlas des reflets célestes

de Goran Petrović.

Comme la fantaisie était la denrée dont nous disposions en abondance, nous avons décidé de nous opposer au Vide avec la seule chose qui ne risquait pas de nous faire défaut.

atlasdesrefletscelestes800Fantaisie, c’est effectivement le terme qui s’impose à la lecture de cet Atlas des reflets célestes. Goran Petrović ne s’interdit rien et déploie des trésors d’inventivité pour nous raconter cette histoire sans toit ni loi.

Une maison abritant une bande de huit colocataires un peu farfelus. Nos protagonistes décident que tout de même, un toit ce n’est pas pratique pour regarder le ciel. Alors, ni une ni deux, ils l’enlèvent. Ce qui n’est pas sans provoquer quelques désagréments, mais plus que l’eau du ciel, c’est plutôt la salive des voisins qui leur donne du fil à retordre. Voilà le fil de l’histoire, mais qui n’est guère qu’un fil parmi une toile beaucoup plus vaste, un tissage chatoyant, une tapisserie lunaire.

Composé de courts chapitres, agrémenté chacun de la description d’une œuvre d’art réelle ou fictive, il est agréable de se perdre dans cette géographie de l’imaginaire, même si le labyrinthe est parfois particulièrement ramifié. La liberté, l’extravagance, l’originalité de la forme, l’attention à ses personnages qui grandissent, apprennent, franchissent des caps séduisent et touchent le lecteur. Par ailleurs le travail de l’éditeur sur l’objet-livre est tout à fait séduisant, la beauté du papier crème, cette première page rouge, c’est vraiment du bel ouvrage. Une belle découverte donc, la tête dans les nuages.

Ed. Les éditions noir sur blanc
Coll. Notabilia
Trad. Gojko Lukić

Chronique livre : Minsk cité de rêve

d’Artur Klinau.

J’aimais observer les façades de la Ville Jaune, y repérer des absurdités invisibles pour le passant pressé, mais manifestes pour quelqu’un qui étudiait la logique de l’architecture.

minskChers lecteurs. Les livres inachevés s’empilent sur ma table de nuit. Mes auteurs et mes éditeurs préférés me tombent des mains. Je baille d’ennui au bout de quinze pages si l’étincelle n’a pas déjà eu lieu. Non non, ne vous méprenez pas. La littérature n’est pas morte. Je n’ai juste pas la tête à ça en ce moment. Aussi quand une petite pépite me tombe dans les mains et me passionne de bout en bout, la surprise n’en est que plus éclatante et mérite que je me fende d’un petit billet.

Nouvelle publication de la toute jeune mais déjà grande maison d’édition Signes et balises, Minsk cité de rêve séduit d’abord par son petit format pratique, son esthétique épurée, la douce couleur de son papier (légèrement jaune comme la ville elle-même ?). Puis la découverte, une petite vingtaine de photos pleine page, disséminées dans le texte, de la ville de Minsk. Que voulez-vous, moi les images dans le texte, depuis que je suis toute petite, ça me fait craquer. Je cherche à reconstituer l’histoire par anticipation en sautant d’une illustration à l’autre, Jules Verne, Théophile Gautier et la Comtesse de Ségur, ils y sont tous passés à la moulinette de mes réinventions romanesques anticipées. L’exercice est bien entendu un peu plus acrobatique avec le magnifique Minsk cité de rêve. Entrecroisant dans de courts chapitres souvenirs et histoire de la ville, l’auteur emmène le lecteur dans une déambulation dans le temps et dans l’espace. La ville de Minsk se construit et prend vie sous nos yeux, de son architecture à ses habitants, de sa géographie à ses histoires. Travail d’orfèvre, le texte construit, déconstruit, reconstruit patiemment chaque recoin de la ville dans une prose poétique et entêtante.

J’aimais rechercher dans le texte de cette ville les étranges messages chiffrés qu’une main inconnue avait composés à l’intention d’un lecteur inconnu.

Artur Klinau joue des répétitions et du martèlement dans cette Cité du soleil située dans le Pays du bonheur. C’est un discours lancinant qu’on lui a appris, il y a du soleil au Pays du bonheur et on est heureux dans la Cité du soleil. Les Palais y sont majestueux, les places immenses, les statues fantastiques et les parcs accueillants. Mais progressivement, le discours et les murs se fissurent, le labyrinthe se complexifie. Il y a quelque chose du nouveau roman dans cette manière d’aborder la ville par sa géographie et son architecture. Mais pourtant ici il n’y a pas volonté de perdre, mais plutôt de révéler. Les façades et les moulures deviennent discours politique, l’éclat de leur face et surtout le délabrement de leur pile. Je ne vous en dit pas plus, je préfère vous laisser découvrir.

Passionnant, magnifiquement écrit et traduit, d’une rare intelligence, Minsk cité de rêve est une lecture salutaire et indispensable. Alors, qu’est ce qu’on fait maintenant ?

Ed. Signes et Balises.
Trad. (du russe) Jacques Duvernet.

Chronique livre : Les autres histoires d’amour

de Lucian Dan Teodorovici.

lesautreshistoiresRacines est décidément du côté de l’amour ces temps-ci. Après la délectable catastrophe que constituait Cinquante nuances de Grey, voici Les autres histoires d’amour, un recueil de nouvelles originales et touchantes qui nous viennent tout droit de Roumanie.

Les autres histoires d’amour ce sont ces histoires d’amour finalement banales, habituelles, même si jamais rien n’est banal dans l’amour. Disons que Les autres histoires d’amour ce sont toutes celles dans lesquelles il n’y a pas de prince et de princesse, juste toi, moi, le voisin de pallier. C’est l’anti Fifty shades.

De ce recueil de nouvelles, dont certaines d’ailleurs se répondent et font jouer les mêmes protagonistes, émane une grande mélancolie. Les personnages s’interrogent sur leurs amours, se remémorent d’autres histoires d’amour ou découvrent les secrets amoureux d’inconnus. Il y a une espèce de distance là-dedans, de détachement qui fait beaucoup penser l’écriture de Jean Cagnard. L’écriture est simple, presque abrupte par moment dans son dénuement, cette volonté de dégraisser au maximum comme finalement en dire plus avec moins. Il n’y rien de lourd ou d’asséné dans cette écriture qui prend le parti-pris de la distance et de l’ironie discrète. Et si elle déstabilise un peu au début, ça fonctionne plutôt bien sur la durée. Ça fonctionne d’autant mieux que la lecture nous permet de retrouver des personnages abandonnés le temps de quelques autres nouvelles. Les personnages prennent donc progressivement corps et épaisseur à mesure que reviennent leurs pensées, leurs souvenirs. Cet homme marié a perdu sa précédente compagne dans un accident de voiture, le passé de sa femme resurgit en pleine nuit de noces, cet acteur utilise les rôles qu’il joue pour pouvoir verser ses larmes à lui et vider son cœur gros.

Et pourtant, l’auteur tient le tragique à distance, il évoque plutôt qu’impose la peine et la souffrance, pour ne retenir finalement que la vie malgré tout, qui continue comme elle peut malgré l’amour et les blessures d’amour. Incisif et tendre, Les autres histoires d’amour intéresse, intrigue et interroge. Une très belle découverte.

Ed. Gaïa
Trad. du roumain Laure Hinckel.