Chronique livre : Molloy

Molloy
de Samuel Beckett

L’avantage, quand on a des amis à la culture pléthorique et protéiforme, c’est que leurs conseils vous emmènent parfois très loin de vos sentiers rebattus, et vous retournent les neurones comme une omelette. Molloy est un objet volontiers nettement indéfinissable, qui plonge le lecteur dans des gouffres de perplexité, au paroxysme de l’exaspération, et aux confins du génie pur.

La structure très mathématique, deux parties d’égales importance qui fonctionnent en miroirs, s’oppose au foutoir des pensées qui s’entrechoquent dans la tête des deux (?) protagonistes. Molloy, clodo impotent, à la quasi imperméabilité au monde extérieur, se désagrège physiquement en voulant rejoindre sa mère. Moran, détective aux méthodes peu académiques, part aux trousses de Molloy, qu’il (ne) retrouvera (pas).

Si la trame est limpide, le propos reste une énigme. Enfouis dans les têtes de Moran, et Molloy, Beckett nous balade allègrement, affirmant la toute-puissance éternelle de l’écrivain. Le lecteur est manipulé comme un fétu de foin dans cette réflexion sur le monde, sur les rapports au monde extérieur, sur la quête de l’autre et finalement sur la quête de soi.

L’haleine courte, on dévore le texte compact, écrit en police 8 (merci les éditeurs, c’est bien joli de vouloir économiser le papier mais y’a des limites), nimbé de mystère et d’interrogations. A lire, sans modération.

Chronique livre : La Pêche à la Truite en Amérique

La Pêche à la Truite en Amérique
suivi de
Sucre de Pastèque
de Richard Brautigan

La Pêche à la Truite en Amérique fait partie des bidules dont on ne sait trop comment ils ont réussi à se faufiler jusqu’à l’imprimerie.

Succession de très courtes nouvelles, La Pêche nous entraîne dans un univers absolument indescriptible, absurde et surréaliste. Impossible de vous raconter une quelconque intrigue, on est dans la petite touche, le détail loufoque, l’absurde quotidien. Ici, on peut acheter des bouts de ruisseau en vrac dans une droguerie (les animaux sont en option), on s’éclaire à l’huile de truite mélangée au sucre de pastèque.

Poétique et doux, on finit par se dire que Brautigan était un vrai naïf. Etonnant, non ?

Chronique livre : La Ville et les Chiens

de Mario Vargas Llosa.

J’aimerais bien pouvoir vous dire que ce livre est un des meilleurs que j’ai lus depuis longtemps. Malheureusement, ou plutôt heureusement, ce n’est pas le cas puisque mon conseiller littéraire depuis quelques mois se révèle précieusement inestimable et irremplaçable. N’empêche, la Ville et les Chiens, est, je crois pouvoir le dire sans trop me mouiller, un des plus beaux livres que j’ai lu de ma courte (enfin plus tant que ça) vie.

Comme d’habitude avec mon conseiller, on n’est ni chez Oui-Oui, ni chez Martine à la plage, et le début du livre étant un peu complexe, il faut une bonne dose de concentration pour plonger dans cet univers touffu et pourtant tout simple et cohérent.

Au collège militaire de Lima, Leoncio Prado, on suit l’itinéraire de 4 cadets, d’origines sociales différentes dans un pays en déliquescence. Alberto, dit le Poète, écrit des nouvelles érotiques pour ses camarades afin de se payer des clopes, Ricardo, « l’Esclave », souffre-douleur de toute la section, le Jaguar, adolescent prédateur, trouble et violent, et en pointillés, le Boa qui a pris sous son aile, pour le meilleur et surtout pour le pire, la Malencouille, une chienne qui traîne dans le dortoir. Evidemment, autour de ces personnages en gravitent bien d’autres, élèves, corps enseignant, famille, filles…

Le début est déroutant et cru, mélange des voix de tous, dans un flot continu de pensées. Passé, présent, imaginaire, tout se fond de manière assez surréaliste afin de mettre en place l’histoire. C’est complexe et très beau aussi. Puis le récit se fait plus construit du moment où rentre dans l’histoire, la discrète Teresa, dont est amoureux L’Esclave… puis Alberto. Car au milieu de cette univers de violence, de méchancetés, de noirceur, de dissimulation, c’est finalement l’amour qui conduit les gars à faire leur plus grosses conneries.

Mus par le désir d’être aimés, ces ados, finalement pas si loin de l’enfance, ont grandi trop vite, sans amour, quelque soit leur origine sociale. Et c’est le besoin de reconnaissance, d’affection, d’un peu d’attention et de chaleur dans le regard qui les poussent à agir. Le livre constitue en ça un témoignage extraordinaire sur l’adolescence, et le passage à l’âge adulte, sur l’incroyable besoin d’être, de se sentir exister. C’est d’un romantisme noir assez ravageur.

Quand on comprend, à la toute fin que les encarts sur l’histoire de Teresa et d’un gamin qui tourne mal, ne sont pas une œuvre romanesque du Poète, mais la véritable histoire du Jaguar, on pleure. Une fille, même pas très belle, trois gars du même Collège militaire, une seule histoire. Teresa, symbole de la femme, insaisissable, et qui finalement mène le monde par sa seule existence. C’est grand.

Chronique livre : L’Homme-dé

de Luke Rhinehart

Alors là, alors là, mon grand manitou du conseil littéraire a encore tapé juste, béni soit-il, Oh Dé, Amen. L’Homme-dé est une pavasse, du style épais, 550 pages écrites pas très gros, et s’avale comme on joue aux dés, avec bonheur, exaltation, amusement, et énervement. Bref, avec beaucoup de plaisir.

Paru en 1971 en langue anglaise, vite devenu culte outre-Atlantique, puis interdit, pour enfin être traduit en français en 1995, l’Homme-dé est un roman hautement impoli, politiquement très incorrect, et largement subversif. Luke Rhinehart, le dé-ros, est un psychiatre bien assis sur sa réputation, sa charmante femme à l’allure de rongeur, ses deux gosses, ses patients, tous plus fadas le uns que les autres, et ses collègues, encore plus fadas que les patients sus-cités. Bref tout va bien pour lui, sauf qu’il s’ennuie ferme. Un soir de poker et de beuverie, resté seul en fin de partie, il dé-cide, sur un coup de dé, d’aller violer sa voisine, qui n’est autre que la femme de son associé et néanmoins ami. Trouvant le petit jeu excitant, il le pousse de plus en plus loin, pour finir par prendre toutes ses dé-cisions à coup de dés, jusqu’au choix de son comportement, réactions face à autrui etc… Interné, puis relâché, il commence à étendre sa théorie de la dé-vie à ses patients, puis ses amis, jusqu’à la création de micro-dé-sociétés, puis l’avénement du Dé comme religion à part entière, religion de Hasard, du bordel et de la dé-structuration de la personnalité pour atteindre une liberté ultime d’être et de réalisation de toutes les facettes du soi.

Ecrit de manière brillante, bourré de pépites d’intelligence, de dé-rision, d’amertume, l’Homme-dé est un brûlot anti-formatage, anti-société. Luke Rhinehart veut se dé-barrasser de sa personnalité, moulée dans la carcan des pressions sociales. L’Homme n’est pas libre car ses choix sont guidés par ce qui se fait, ce qui doit être, ce que la morale, et la société acceptent. Jouer sa vie aux dés, parmi un liste d’options fait acquérir à Luke la liberté suprême de se détacher du socialement acceptable, de pulvériser les règles du jeu, de réaliser tous ses fantasmes et d’explorer toutes ses ambiguïtés.

Brillant ou absurde, c’est en tous cas fascinant, et on pourrait blablater sur le fond et la forme jusqu’à demain matin. Il est facile de comprendre pourquoi ce livre culte à été interdit et jugé dangereux. C’est plus cette violente remise en question de l’assise sociale que pour les scènes de cul, dont quelques unes sont franchement assez glauques, de déchéance et de crasse, ce que savent faire pas mal de bons auteurs américains.

Malgré tout, la fin se mord un peu la queue. En créant des centres spécialisés dans la théorie du dé, Luke ne se rend pas compte qu’il construit des sociétés, aux règles différentes de la société réelle, mais existantes. L’absence de règles devient alors une règle en soi. Il y avait peut-être une manière un peu plus légère et rapide d’arriver à cette conclusion. Mais passons, ce bouquin est formidable et doit figurer dans toute bonne bibliothèque. Je ne regarderai plus jamais les dés de la même façon.

Allez, on va s’en jeter un petit (dé) ?

Je ne résiste pas à la tentation de vous citer trois petites phrases parmi tant d’autres :
« Freud était un bien grand homme, mais je n’arrive pas à me faire à l’idée que quelqu’un lui ait jamais efficacement flatté le pénis. »
« Américain de naissance et d’éducation, j’avais le meurtre dans la peau. »
« Jusqu’à présent, nous sommes la seule religion au monde à perdre de l’argent à une cadence accélérée… Je ne sais pas pourquoi, mais ça me rassure. »

Chronique livre : Le Démon

de Hubert Selby Jr.

Oh lala déjà 22h30 et je n’ai pas écrit ma critique. Bon, alors on va faire bref.

Le Démon de Hubert Selby Jr. est un grand livre.

Quoi ? qu’est-ce que vous dites ? c’est trop court ? Bon, ok. Alors on y va. Harry White (plus commun comme nom, je vois que John Doe), est un jeune cadre dynamique et plein d’avenir. Il vit chez papa-maman, et c’est vachement pratique. Les bourses pleines, et la queue à l’affût, il saute grosso-modo tout ce qui bouge et qui a une alliance, moins de danger de se faire mettre le grappin dessus. Quand son patron lui fait comprendre que pour obtenir de l’avancement, faudrait voir à fonder une petite famille, Harry n’hésite pas, et ça tombe plutôt bien, car pour la première fois de sa vie, il est amoureux, de la belle et sexy secrétaire Linda. Mais une fois marié, voilà t’y pas que tout dérape. Ses anciennes manies hormonales reviennent en force, il recommence à baiser à tout va, des nanas de plus en plus glauques, puis, en substitut, collectionne les plantes vertes, passe ensuite à la cleptomanie, pour enfin tomber dans le meurtre gratuit.

On assiste là à la lente (10 ans passent) désagrégation d’une être, hanté par un « démon ». Au fur et à mesure de sa réussite professionnelle, familiale et sociale (maisons de plus en plus grandes, une belle femme, deux enfants, un poste de vice-président dans sa boîte), la déliquescence de son cerveau devient de plus en plus difficile à juguler. Ses actes (sexe, vol…) l’apaisent quelques temps, puis deviennent inefficaces. Addiction au cul, addiction à l’adrénaline, addiction au jardinage ( !), cette folie progressive et insatiable qui s’installe est bigrement dérangeante car renvoie à sa propre dépendance aux choses, à la dépression, le besoin de s’oublier, de se sentir libre de soi-même.

Si le début peut faire penser que le démon est Harry lui-même (égoïste et insignifiant jeune cadre), on comprend, dès les premiers temps de son mariage qu’il s’agit de cette force incontrôlable qui le pousse à l’autodestruction, puis à la destruction. Le style est brillant et précis, on est en immersion dans la cervelle de Harry, collant pas à pas à ses actes, se sentant irrémédiablement attiré vers lui. Les descriptions familiales sont extraordinaires de concision et de justesse. La focalisation sur Harry n’éclipse pourtant pas sa femme Linda, qui assiste impuissante à l’étiolement de son mari, de son mariage et de sa vie. Bref un roman indispensable, qui entre les mains d’un grand cinéaste pourrait faire un film extraordinaire.

PS : merci à mon conseiller
PS2 : Est-ce que quelqu’un saurait comment faire partir cette p… d’odeur de foie de morue de mes petits doigts déjà récurés à la javel, trois fois ?