Chronique livre : Le guerrier solitaire

d’Henning Mankell.

Commencé jeudi, fini samedi, c’est avec un plaisir renouvelé que je me suis plongée dans les aventures de l’inspecteur suédois, Kurt Wallander. Depuis mon premier contact avec l’inspecteur dans La lionne blanche, j’ai pu à nouveau croiser le personnage dans une série de téléfilms vraiment intéressants, diffusés sur Arte. Ces téléfilms “Wallander” restituent à merveille les ambiances des romans de Mankell, et Kenneth Branagh est tellement convaincant, que j’ai eu du mal à m’ôter son image de la tête en lisant Le guerrier solitaire.

Mais revenons au roman. Dans la petite et paisible bourgade provinciale d’Ystad, en Suède, Wallander assiste au suicide d’une jeune fille qui s’immole par le feu dans un champ de colza, et doit enquêter sur un meurtrier en série qui scalpe ses victimes. Un programme particulièrement sanglant donc pour les policiers d’Ystad, plus enclins à s’occuper des affaires courantes et de leurs problèmes familiaux et domestiques que d’un tueur en série. Et c’est ce qui est très fort sous la plume de Mankell, créer des personnages d’une familiarité extrême, auxquels on peut s’identifier. La fille d’untel à une angine, le père de tel autre débute un alzheimer, mais malgré tout ça, il faut néanmoins qu’ils arrêtent un tueur en série dont la violence tranche crûment avec l’apparence “propreté” et “douceur de vivre” suédoise.

Mankell, mine de rien, s’ingénie à gratouiller le vernis de respectabilité de la société suédoise. Un ancien ministre de la justice se révèle être un dangereux pervers, ainsi qu’un marchand d’art ayant pignon sur rue. Ils ne cesseront de nuire que parce qu’un adolescent déséquilibré les trucidera à coup de hache afin de venger sa soeur. Wallander observe le délitement de la société suédoise, et ne cesse de se demander comment elle peut conduire à la création de monstre tel que le meurtrier à la hache. Usé et désabusé, Wallander traîne sa carcasse de flic, en essayant de maintenir l’ordre pour le bien d’une société à laquelle il ne croit plus vraiment. Un polar impeccable, jusque dans sa construction au cordeau. Un fort bon moment.

Chronique livre : La chambre claire – Note sur la photographie

de Roland Barthes.

Comment chroniquer un essai ? Voilà la question que je me pose tout de suite maintenant. Pour un roman, je commence à avoir quelques réflexes quand je sèche vraiment. “Interroge-toi sur le style, les personnages, l’ambition, la finalité” me dis-je quand rien ne vient. Mais pour un essai comment faire ? quelle accroche ? quelle réflexion supplémentaire puis-je moi apporter par rapport à la réflexion que constitue l’essai ? Pas grand chose sinon rien. Alors comment ?

Tomber nez à nez sur un livre de Roland Barthes traitant de la photographie constitue ce qu’on pourrait dire un méga coup de bol, et c’est sans trop de questions que je me suis lancée dans La chambre claire, m’attendant à moitié à ne rien comprendre, mais bien décidée à m’accrocher tout de même. Le plus curieux dans cet essai, c’est la grande modestie de l’entreprise, qui relève plus de l’auto-analyse, que d’une volonté d’imposer ses vues à qui que ce soit. Barthes aime la photographie, ou plutôt certaines photographies qui le bouleversent, et cherche à comprendre pourquoi. Pourquoi ce sont ces images qui le travaillent précisément, pourquoi ces images qui le bouleversent sont-elles des photographies et non un autre type d’image ?

Comme il le dit lui-même Barthes n’est en aucun cas photographe. Il lui reste deux rôles potentiels à jouer vis-à-vis de la photographie, celui de sujet, qu’il évacue assez rapidement, et celui de spectateur, qu’il développe longuement. Pourquoi en tant que spectateur certaines images le hantent ? Afin d’éclaircir ce mystère, Barthes se lance dans une quête introspective. Il rassemble les images de sa vie (grands classiques autant que photos de famille), et au fur et à mesure de leur examen, essaie d’en extirper les raisons pour lesquelles elles signifient quelque chose pour lui. Le livre est ainsi parsemé de photos (en noir et blanc, mode qu’il considère comme le seul moyen de faire de la photo), et que voulez-vous, réminiscence d’enfance, j’ai toujours adoré les illustrations dans les livres. Je ne vous déroulerai pas l’ensemble des réflexions que Barthes mène dans La chambre claire, mais seulement quelques points qui m’ont touchée.

Il différencie tout d’abord les images qui plaisent de celles qui bouleversent (je vous le fais avec mes mots, les siens étant pour moi un peu obscurs). Certaines images évoquent ainsi un contexte, par exemple social, dans lequel on se projette, ou dans lequel on reconnaît quelque chose. Ces images plaisent parce qu’elles convoquent un vécu, une sensibilité, ramènent vers elles des connaissances qui permettent de l’analyser. D’autres images, plus rares, en plus des qualités précédemment citées, plus que de rameuter vers elles la réflexion du spectateur, projette vers lui une flèche qui lui perfore le coeur. Cette flèche, ça peut être un détail de l’image, ou une attitude, enfin un quelque chose présent ou non sur la photo, qui va venir hanter le spectateur. J’aime cet idée de la petite chose, complètement intime et non transposable à un autre individu, qui transforme une photographie en un objet unique pour celui qui la regarde. Barthes appelle ça le champ aveugle, ce qui n’est pas directement sur la photo, ou qui n’en est pas le sujet, mais qui existe tout de même pour celui qui la regarde.

Un autre point intéressant de la réflexion de Barthes, c’est que la photographie est la seule technique qui fige un instant du temps passé qui a été, qui a existé. Le cinéma ou enregistrer des sons est différent puisque ces techniques emmagasinent des plages de temps, dans un processus dynamique (qui induit un avant, un après et un hors-champ), alors que la photographie fige dans le temps ce qui a existé, et qui n’est de toutes façons déjà plus. La photographie est en cela très perturbante qu’elle représente quelque chose de déjà mort, quelque chose qui a été, et qui n’est plus, mais qu’on peut continuer à voir (“...cette image qui produit la Mort en voulant conserver la vie”). Barthes évoque également la très belle image de la lumière qui transite via la photo, lumière émanent du sujet photographié, qui défie le temps pour venir toucher, via la photographie le regard du spectateur. J’aime cette idée de transmission d’une lumière, de lien invisible qui se crée entre le sujet et le spectateur, au delà du temps, et d’autant plus fort que le sujet est connu ou reconnu ou que le “champ aveugle” est présent.

La chambre claire n’est pas un ouvrage d’analyse photographique, de dissection de ce qui fait une bonne photo ou une mauvaise, c’est plutôt une interrogation personnelle, intime, subjective du regard de Barthes sur la photographie. Et c’est par ce côté personnel, justement, que La chambre claire touche et passionne, par cette volonté de ne pas en imposer, mais d’être sincère, que le livre nous amène à nous interroger sur notre propre regard de spectateur. Passionnant.

Chronique livre : Moins que zéro

de Bret Easton Ellis.

Chute libre inéluctable jusqu’à la mort.
Clique.

Avant de me plonger dans Suite(s) Impériale(s), il fallait bien que j’en lise l’origine, c’est à dire le premier roman écrit en 1985 du sieur Ellis. Moins que zéro est un assez formidable premier roman, qui m’a vraiment fait penser à son grand frère, Lunar park. Même personnage déconnecté par la drogue, même tentation du fantastique, même désoeuvrement, même goût pour l’horreur.

Le roman raconte les errances de Clay, étudiant dans le New Hampshire, et qui revient dans sa ville natale, Los Angeles, pour quatre semaines de vacances de Noël. Errant de fêtes en fêtes, Clay a bien du mal à trouver de l’intérêt à quoi que ce soit, recherchant ses seuls moments de soulagement dans la cocaïne. Etudiants pourris de fric, traînant leur lassitude jour et nuit en quête d’une quelconque sensation, complètement déconnectés du monde réel (les jeux vidéos sont déjà omniprésents dans Moins que zéro), ces zombies post-ados sont assez effrayants. Clay a bien du mal à se souvenir ne serait-ce que du prénom de ses soeurs, son psychiatre passe son temps à causer au lieu d’écouter, les parents sont inexistants.

Le processus est à deux doigts de paraître monotone, jusqu’à la moitié du bouquin. L’horreur pure pénètre alors dans cet océan de vide par la projection d’un snuff movie, la prostitution d’un ami toxico, puis la découverte d’un cadavre, et le viol d’une enfant de douze ans. La progression vers l’horreur est inéluctable, tant ces gamins sont anesthésiés par leur mode de vie, les drogues qu’ils ingèrent, l’argent qui coule de leur doigts. Dénonçant une société factice, superficielle, déracinée, Bret Easton Ellis a réussi un excellent et effrayant premier roman, imprimant déjà fortement son style et sa personnalité.

Alors, qu’est devenu Clay ? A suivre impérialement.

Chronique livre : Flush : une biographie

de Virginia Woolf.

On change de point de vue, on inverse les valeurs.
Clique.

Ah mes amis, c’est pas simple la vie de cabot, même dans la haute société londonienne du XIXème siècle. Courte et légère entracte après l’énorme et sublime Chant du Bourreau de Norman Mailer, Flush : une biographie est une petite bonbonnaille mignonne comme tout. Pas de quoi non plus grimper au rideau, mais l’écriture sculptée de Virginia Woolf est fort belle et taquine.

Dans Flush, elle narre l’histoire du cocker pure race d’une de ses amies poétesses. Elle tente de se placer au niveau du chien, en évitant le plus possible tout a

thropomorphisme. Ca ne fonctionne pas toujours (on sent l’écrivain en train de se forcer à écrire à hauteur de cabot), mais du coup c’est assez rigolo de voir comment Woolf se projette dans la psychologie (!) toute canine de Flush : le monde devient alors odeurs, dessous de table et frôlements de jupes. Mais ce portrait léger est pourtant l’occasion pour Virginia Woolf de lancer quelques coups de pattes à l’establishment londonien du XIXème siècle : la société canine à l’image de la société humaine est scindée entre deux extrêmes (les pauvres/chiens bâtards et les riches/chiens de race), et ce clivage entraîne la violence (Flush se fait kidnapper pour quelques livres de rançon).

Mais c’est surtout sur la manière dont Flush accepte sa domestication, son enfermement pour l’amour de sa maîtresse qui est assez émouvant. Il abandonne volontairement sa nature de cabot des champs, son moi de cocker profond, pour accepter l’emprisonnement d’une chambre close empestant l’eau de Cologne. Et tout ça pour l’amour (fluctuant) d’une femme en manque affectif. Joli, et un peu triste aussi.

Chronique livre : Le Chant du bourreau

de Norman Mailer.

IMG_4380ret450

Qui est Gary Gilmore ?
Clique. 

Je suis encore sous le choc de cet ouvrage magistral et magnifique qu’est Le chant du bourreau. Ayant réservé cette énorme pavasse de 1300 pages pour des temps oisifs, je m’attendais vaguement à m’ennuyer en reconnaissant un travail documentaire impressionnant. Si le travail de journaliste est effectivement incroyable et faramineux (Norman Mailer, dans sa postface avoue que la transcription de l’ensemble des interviews qu’il a mené comportaient 15000 pages…), Le chant du bourreauva beaucoup plus loin qu’une simple compilation de documents. A la fois portrait d’une Amérique engoncée dans ses principes archaïques, réflexion sur la peine de mort et le système judiciaire américain en général, description d’une famille américaine et des gens qui gravitent autour, histoire d’un criminel, romance noire bouleversante, Le chant du bourreau est une oeuvre vaste, complexe, foisonnante.

Bizarrement, Mailer, connut pour être le “chantre des protestataires” comme l’indique le quatrième de couverture, semble refuser la polémique dans son écriture, ou plutôt on sent qu’il ne la cherche pas à tout prix. L’écriture est d’une grande neutralité, retranscrivant avec un talent monstrueux les propos des gens qu’il a rencontrés. Fidèle aux expressions des protagonistes, à leur manière de parler, à leurs souvenirs, Norman Mailer montre ainsi un immense respect pour l’être humain, quelques soient ses opinions, ses agissements. Bien sûr le roman dans son ensemble n’a rien de neutre, il est au contraire d’une grande force, mais elle résulte de cette manière à la fois intime et lointaine de rapporter les propos, les faits. Réussir à garder cette distance d’écriture sur 1300 pages, sans jamais laisser percevoir ses opinions personnelles de manière frontale laisse sans voix. C’est un immense tour de force.

Contrairement à ce qu’on pourrait croire au premier abord, Le chant du bourreau n’est pas un livre sur « la peine de mort pour ou contre? ». Bien sûr Mailer en parle copieusement, mais la détermination de Gary Gilmore à être exécuté pourrait faire vaciller n’importe quel détracteur de la peine capitale (temporairement bien entendu). L’histoire de Gary Gilmore soulève en fait des monceaux de questions outre “la société a t’elle le droit de prendre une vie”. Ce qui semble le plus crucial ici est comment une société et ses agissements peut-elle amener un homme à délibérément s’ôter toute possibilité de continuer à vivre, comment un homme intelligent et a priori sain d’esprit peut-il en toute connaissance de cause préférer mourir que de continuer à vivre dans la société américaine de la fin des années 70. Le procés de Gilmore sous la plume de Mailer se transforme alors en procés de l’Amérique profonde, engluée dans ses croyances, son système délirant, ses traditions, son moralisme douteux.

Outre cet aspect des choses, Le chant du bourreau est une formidable histoire intime. Mailer réussit bien entendu un portrait fascinant de Gary Gilmore et de son histoire d’amour avec Nicole Baker. Gilmore est un personnage ambigu, intelligent, angoissant, aux facettes multiples. Aux actes les plus mesquins et répugnants, il associe une grande dignité, une grande force spirituelle, et une capacité d’aimer déchirante quoique malsaine. Sa passion (partagée) avec Nicole Baker est d’un romantisme noir total malgré le sordide du quotidien, et a fait se tordre mon coeur de midinette déjà méchamment en lambeaux.

Le chant du bourreau est ce que j’ai lu de plus beau depuis environ un an, un livre énorme, un monument de la littérature. Oh toi lecteur (je n’ose même pas mettre lecteur au pluriel tant je doute que quelqu’un ait eu le courage ou l’inconscience de lire tout ça), cours dare dare en les murs de ta librairie préférée. C’est un ordre.


 

Pour la bonne bouche (euh façon de parler), un extrait d’une des lettres écrites par Gilmore à Nicole Baker durant sa détention. Mineurs s’abstenir. (J’adore le “frolic in the water” coincé entre tous ces détails… intimes).

« I stayed so fucked up on that beer and Fiorinol I’m afraid I never really gave you a good fuck – makes me feel bad – wish I could fuck you now when my body is on the natural, clean and pure and not full of booze and Fiorinol. I would lay you on your back and put some vasalene in your bootie and fuck you there until we both came – and then take you to the bath tub and frolic in the water with you for a while and scrub each others back and butts and arms and legs and balls and cock and pink cunt and tell you a story while we both soaked and you smoked a cigarette. »