Chronique livre : Harpoon

de C.W. Nicol.

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Quand les traditions s’accrochent. Clique.

Alors là attention ! Amateur de romans d’aventures plein de fougue, de bagarres, d’amours éternelles, de code de l’honneur, de tiraillements moraux, de chasse à la baleine, stoppe ici ton regard pour lire les quelques lignes qui vont suivre. Harpoon fait partie des grands romans d’aventures totalement méconnus, par un auteur également méconnu. C. W. Nicol a eu la malchance de naître au milieu du XXème siècle soit un siècle trop tard par rapport aux grands romanciers d’aventures du XIXème (Melville, Stevenson, Conrad, London…) Harpoon est paru en France en 1987, et, probablement desservi par son grand classicisme stylistique complètement passé aux oubliettes. Heureusement qu’un conseiller avisé m’a parlé de ce roman, déniché pour une bouchée de pain d’occaz sur la toile (lecteur, tu sais ce qu’il te reste à faire mmm ?).

Harpoon raconte, au travers des parcours d’une poignée de personnages forts, judicieusement sélectionnés, la transformation du Japon féodal et traditionnaliste de la fin du XIXème siècle aux prémices de la société “moderne”. Une période de l’histoire japonaise qui était pour moi complètement méconnue. C’est donc avec passion que j’ai découvert la mutation pour le pire et le meilleur de la société japonaise. Le sujet en lui même est un grand sujet, d’une extrême richesse, et permet à Nicol de développer une belle panoplie de thématiques qui semblent lui tenir particulièrement à coeur. Il ne fait pourtant jamais preuve d’aucun manichéisme, même si on sent son coeur pencher nettement du côté de la vision nipponne des choses.

L’écolo que je suis ne peut être que touchée par la vision du monde de Nicol, à la fois attentif aux petites beautés de la nature (une araignée dans sa toile, la couleur d’une fleur…), mais également capable d’une belle hauteur de vue. Les scènes de chasse à la baleine, loin d’être difficilement supportables comme celles de Moby Dick, reflètent au contraire tout le respect dû à ces nobles mammifères. Elles sont dures bien entendu, mais la vision orientale de cet acte n’est pas comparable à la vision occidentale. Dans le premier cas c’est une chasse de subsistance et chaque parcelle de l’animal est utilisée. Les baleiniers occidentaux eux, pratiquent une chasse industrielle, uniquement vouée à l’approvisionnement en huile de baleine pour les lampes. Ils délaissent les carcasses dans l’eau, gâchant ainsi une viande précieuse, et appauvrissant l’océan de ses occupants. Cette confrontation de méthodes et de finalités sert de métaphore à la confrontation des modes de pensées japonais et occidentaux.

Sans jugement de valeurs de la part de Nicol, on découvre (ou on redécouvre) les mécanismes de la société traditionnelle japonaise, basée sur le respect : respect de la hiérarchie sociale, de l’environnement, de la tradition. Mais ces mécanismes ne sont pas sans défaut, et l’intrusion de la société occidentale, via les baleiniers et plus généralement le commerce, révèle les failles de cette société ancestrale : une société de classes sociales figées, dans laquelle les traditions permettent aux classes dominantes de se perpétuer, de manière autoritaire, sans possibilité d’amélioration des conditions de vie. Bien que complètement destructrice et irrespectueuse de l’environnement, la société occidentale porte cependant en elle quelques valeurs plus humanistes, et notamment une certaine égalité (toute relative) entre les individus, qui permet l’évolution individuelle de l’homme d’une classe sociale à une autre. Nicol expose ces différences, sans avoir la volonté de démontrer quoi que ce soit, mais on se dit cependant que le mélange des deux cultures, inéluctable, aboutira à une société schizophrène, tant les deux visions du monde semblent irréconciliables. Le livre éclaire donc magnifiquement les racines du Japon d’aujourd’hui, sous ses aspects de roman d’aventures foisonnant.

Parce que le livre se dévore, littéralement. On est complètement happé par les aventures de Sadayori (le samouraï solitaire), Jim Sky (le petit baleinier nippon, qui devient capitaine d’un navire américain) et Saburo (le frère sacrifié qui reste au village), on vibre aux rythmes des bagarres, et des moments d’attente, des scènes d’amour, pris dans l’incroyable richesse de ce roman à l’écriture classique mais très belle. Harpoon est à ma connaissance le seul roman traduit en français de C. W. Nicol, et c’est bien dommage, puisque ce gallois d’origine a aujourd’hui pris la nationalité japonaise, et écrit dorénavant en nippon. Pas simple.

Harpoon est un grand roman humaniste, écolo, captivant, riche et bouleversant. Mes respects C. W. Nicol-san. Domo Arigato.

Chronique livre : L’Origine – Simple indication

de Thomas Bernhard.

Et à quoi va aboutir une enfance dijonnaise ?
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Bien que sans doute assez anecdotique dans l’oeuvre de Bernhard, la publication posthume de Mes prix littéraires a cependant la grande qualité de donner envie de découvrir plus profondément l’oeuvre de l’écrivain, et notamment ses écrits autobiographiques. En effet à la lecture de cette compilation de textes épars, on ne cesse de s’interroger sur l’origine des pensées et comportements de cet homme. En gros, comment a t’il pu en arriver là, à ce point de dégoût et de désespoir, cette incapacité à se réjouir de choses dont le commun des mortels se rengorgerait avec délectation ? Quelques éléments de réponses sont apportés par L’origine – Simple indication, qui vient, comme par un fait exprès répondre à certaines de mes interrogations.

Bernhard naît d’une mère vite célibataire, mais son enfance (visiblement heureuse) est essentiellement marquée par ses grands-parents maternels, intellectuels et anarchistes. L’éducation qu’ils lui prodiguent, bien que riche en affection et en culture, ne font pas vraiment de lui un excellent candidat pour les études secondaires qui l’attendent. En effet, dans l’Autriche des années 30 et 40, le système éducatif est aux mains des nazis. Et c’est donc à Salzbourg, dans un pensionnat et un collège nazi (puis catholique après la fin de la guerre) que Bernhard passe les années les plus perturbantes de sa vie.

L’Origine est du pur Bernhard. Il y creuse en profondeur ses thèmes, à coup de phrases lancinantes, circulaires. Telle une toile d’araignée, ses mots s’enroulent dans les méandres du cerveau du lecteur pour y injecter une part du poison qui lui a été administré par ses objets de dégout. Et des objets de dégout il n’en manque pas. Bernhard s’en prend avec méthode et virulence à la ville de Salzbourg. Trop belle, et trop montagnarde, l’écrivain explique qu’elle est le ferment même du mal, et que d’une telle ville ne peut germer rien de bon. Le sport comme opium du peuple, les gouvernements dont la survie passe par l’abrutissement des masses, les parents en goules destructeurs d’enfance, le nazisme et le catholicisme bien sûr, sont les sujets de prédilection de L’origine, et l’immense talent de Bernhard permet avec sa langue admirable de pénétrer les arcanes de sa pensée contestataire. Les critiques sont extrêmement virulentes, provocatrices, mais sincères, et Bernhard apparaît comme un survivant de toute cette violence physique et morale infligée pendant des années.

L’Origine est un livre dur, honnête, déserté par l’humour grinçant habituel de l’auteur, et qui dévoile, par le côté intime les conséquences de l’Histoire sur l’Homme en train de se construire. Ravageur.

Chronique livre : L’attrape-coeurs

de J. D. Salinger.

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L’adolescence est un période sombre qui parfois dure toujours.
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Pas bien compliqué de comprendre pourquoi Salinger est devenu l’auteur mythique qu’il fût grâce à ce court texte. Racontant l’errance d’un adolescent peinant pour entrer dans la vie adulte, L’attrape-coeurs est un petit objet émouvant et drôle malgré le mal-être dont il est question ici.

En créant le personnage d’Holden Caufield, gosse issu d’une famille aisée, viré de son lycée pour insuffisance de résultats, Salinger réussit à saisir quelque chose d’insaisissable dans cet âge difficile d’abandon de l’enfance pour le monde « sérieux » des adultes. Ce gosse n’aime rien à part sa petite soeur ou des morts (son frère, un ami suicidé). Il est incapable d’accepter les choses comme elles sont (il faut avouer qu’il n’a pas tort, les choses ne sont pas belles), ou plutôt il est incapable d’accepter l’imperfection du monde. Pourtant derrière cet apparent dégout universel, il est ému aux larmes par n’importe quelle fille un peu mignonne, ou n’importe quel gosse mal fagoté. Bref, ce gamin est assez inapte aux compromis, se camoufle derrière son attitude détachée et j’avoue ne pas réussir à l’en blâmer vraiment. Salinger bâtit son livre comme une sorte de road-movie new-yorkais, d’errance, de place en place, de personnage en personnage. Holden Caulfield tout en prétendant vouloir s’éloigner du monde, n’a pourtant de cesse de s’y confronter : il appelle tout son carnet d’adresse, va voir les gens, mais à chaque fois,

quelque chose en eux le déglingue, et il part encore plus déprimé. Voilà, Caulfield fait une dépression, celle qui touche en général les gens intelligents quand ils découvrent qu’ils ne seront jamais pleinement dans la vie, nageant dans un monde qui n’est pas fait pour eux. Salinger utilise un langage parlé qui colle parfaitement à son récit, et a probablement dû fortement diviser les lecteurs lors de la sortie du livre.

Bourré de gros mots et d’analyses très personnelles de la vie, de la religion, des gens, l’Attrape-coeurs est un livre qu’on lit la larme à l’oeil et le sourire aux lèvres. Bingo.

Chronique livre : La promesse de l’aube

de Romain Gary.

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Premier degré : aube. A moins que ? Clique.

Je me doutais bien, à la lecture de La vie devant soi, que Gary avait un rapport particulier avec le concept de maternité, tout s’explique avec ce roman autobiographique, racontant la vie de son auteur, depuis son enfance jusqu’au décès de sa mère. Et il faut avouer que la vraie héroïne de se livre est la mère de Gary, et non pas Gary lui-même, bien que celui-ci, sous couvert d’une fausse modestie très amusante narre dans les grandes largeurs ses péripéties militaires et médicales.

Il serait un peu léger de dire que la mère de Gary était une mère poule, possessive, envahissante. Persuadée du génie de son enfant alors qu’il ne savait pas encore parler, elle clamait à qui voulait bien l’entendre (ou pas d’ailleurs !) que son fils (russe, et en partie élevé en Pologne) serait ambassadeur de France et l’équivalent de Victor Hugo. Pas moins. Voilà des attentes qui au moins ont le mérite d’être claires, mais qui devaient tout de même faire peser sur les épaules du jeune romain quelque pression. Mais ces attentes étaient assorties d’un amour absolument bouleversant d’une femme, actrice ratée, ayant eu un enfant tout seule, un peu tard, et dont toute l’énergie et l’affection se reporte sur le petit homme de sa vie. Loin de se laisser étouffer, fort d’une énergie à toute épreuve, Gary va tenter de combler les espérances de sa mère. Et c’est bouleversant.

Chronique livre : La Peur

de Gabriel Chevallier.

Parfois, même les couleurs disparaissent. Clique.

Parfois il faut rendre justice aux maisons d’édition. Merci donc à La dilettante d’avoir réédité ce livre quasiment oublié en 2008, et dans une très belle édition qui plus est. Gabriel Chevallier aujourd’hui, ça ne dit plus rien à personne, et pourtant, il connut son heure de gloire grâce à son célèbre « Clochemerle », qui, bien que passé de mode, est tout de même resté dans le langage courant.

En 1930 donc, Gabriel Chevallier écrit son deuxième roman, La Peur, en grande partie autobiographique, qui raconte son expérience de poilu. Le livre fait scandale à l’époque, et Chevallier est conspué : il est de mauvais goût de dire à quel point la guerre est atroce, à quel point la vie du soldat est un élément de peu d’importance. Il sera même suspendu de la vente en 1939, et il faudra attendre 1951 pour le voir enfin réédité. Aujourd’hui, le livre n’a finalement pas perdu grand chose de son soufre, et la modernité de l’écriture de Chevallier étonne. Point de poussière ici, le style est vif, rapide, rythmé, cru. Chevallier plonge le lecteur au fin fond des tranchées, n’épargnant rien, et pourtant en faisant preuve d’un vrai regard et d’une vraie plume d’écrivain. Le livre peut paraître inégal tant il colle à la vie des poilus : parfois vif, parfois lent, collant au rythme du front, alternant attaques, longues marches, attentes interminables, passage à l’hôpital, babillages pour oublier.

On lit tout ça avec horreur, et peine, en maudissant la connerie humaine. Un très beau livre, qui outre son aspect « pédagogique », est une vraie oeuvre littéraire, actuelle et bouleversante.