Chronique livre : Somaland

d’Eric Chauvier

(En l’absence d’étude d’impact fiable, la seule dramaturgie de l’événement peut garantir sa légitimité.)

Tu commences Somaland, et tu t’étonnes. Tu ne savais pas qu’Eric Chauvier écrivait de la fiction. Et puis tu continues un peu, et le doute s’installe. Tout ça est trop énorme pour être totalement faux. Tu farfouilles un peu sur la toile. Et puis tu comprends que non, Somaland n’est pas une fiction. Et tout le long de la lecture, tu es obligé de te répéter comme un mantra Somaland n’est pas une fiction, pas une fictionpas une fiction

Somaland est donc un recueil d’entretiens menés par Eric Chauvier dans une commune lourdement industrialisée. Interrogeant élus, habitants, scientifiques, administratifs, l’anthropologue essaie de cerner la perception du risque et sa prise en compte, les liens existants (ou pas) entre population locale et industries. Le résultat est pour le moins instructif…

C’est devenu difficile de faire n’importe quoi. (Un élu)

Mais son enquête prend un virage inattendu. Eric Chauvier est interpellé par Yacine, un habitant d’un quartier déshérité en plein milieu de la zone industrielle. Yacine raconte la désagrégation physique et psychique de sa copine Loretta, désagrégation qu’il met sur le compte d’une substance chimique, le silène. Sans prendre au sérieux plus que ça Yacine, Eric Chauvier tente néanmoins d’interroger les responsables sur la substance. Et là, un mur.

Et puis bon, surtout, j’insiste là-dessus : comment vos riverains pourraient-ils parler de quelque chose qui n’a pas d’odeur? (Un élu)

Et ce n’est pas tant la théorie du silène qui intéresse Chauvier, mais plutôt la manière expéditive de ne pas répondre à la question de la part des élus, scientifiques, industriels, administratifs. La substance devient alors le révélateur du fonctionnement de la micro-société de Somaland, un univers où le discours et la fiction se substituent à la science, où la gestion des risques se résume à une gestion purement politique des risques.

(… Observons cependant qu’à Somaland, ce dont on ne parle pas n’existe pas ; la force d’un discours politique réside dans sa capacité à rendre acceptable le déni de ce qui nuit à l’édification de son autorité. (…) : n’existe que ce qui est prévu d’exister. (…))

Gare donc à celui qui cherche, qui essaie de comprendre quelque chose à Somaland. Il n’y a pas sa place. Toute tentative de faire entendre une voix, d’interroger, d’obtenir une réponse fiable est vaine.

(…) tout désir de savoir est voué à la solitude.

Mais au-delà de la réflexion sur le discours et la gestion des risques, ce qui est absolument passionnant dans Somaland c’est le dispositif mis en place par l’auteur. Reprenant mot pour mot (en changeant les noms) les entretiens enregistrés, Eric Chauvier y intègre des “commentaires” sous forme de didascalies. Le texte ressemble donc à du théâtre, et c’est dans cette forme que Somaland puise toute sa force. Véritable et vertigineuse mise en abyme, la forme théâtrale sert de révélateur à la fiction pure que constitue le discours sur la gestion des risques industriels en France.

Somaland se lit dans un souffle, avec passion, angoisse et effarement. Puissant et immense.

Et je crois que les gens finissent par savoir ça, par se rendre compte que leur vie quotidienne n’est pas compatible avec le fait de penser aux risques industriels. (Madame le maire de Somaland)

Ed. Allia

Chronique livre : Passer la nuit

de Marina de Van.

Marina de Van ne va pas bien. Mais au lieu de provoquer l’anéantissement total de la notion même de vie, comme Lars Von Trier dans Melancholia, elle choisit de prendre la plume et d’examiner les mécanismes de sa dépression. Ou plutôt non, elle ne choisit pas d’examiner les mécanismes de sa dépression, elle choisit de s’examiner en train de déprimer. Ce qui n’est pas tout à fait la même chose.

Le lecteur est placé dans une position délicate. La dépression est un sujet sérieux, et je peux vous jurer que je la prends au sérieux (où sont mes pilules ?). Cette maladie a, par ailleurs, donné naissance la création de chefs d’oeuvre absolus (Melancholia bien sûr, L’attrape-coeur, Madame Bovary…). Mais il faut aussi avouer que la dépression peut être le sujet le plus chiant du monde, et c’est complètement le cas dans ce Passer la nuit de Marina de Van.

C’est avec un sérieux papal que la cinéaste s’ausculte et ausculte ses journées, longues et vides. Bon, pourquoi pas. D’autres se sont frottés au vide, et ont réussi (L’innommable de Beckett par exemple). Mais là où la langue et l’humour beckettien rendaient l’entreprise passionnante, l’auteur ici échoue complètement à nous intéresser. Qu’elle n’ait rien à raconter n’est pas grave en soit, mais elle ne sait pas comment le faire, et là ça devient problématique. Ecrit à l’overdose à la première personne et au présent (casse-gueule d’écrire au présent), Passer la nuit accumule les phrases autocentrées pseudo-poétiques, volontairement neutres et curieusement assez prout-prout. On s’englue dans cette prose factuelle, apathique et anesthésiée, qui se veut hypnothisante à force de répétition, mais qui ne l’est pas.

Tout ça est d’un sérieux absolu, et a provoqué par conséquent mon hilarité à maintes reprises, ce qui je crois n’était pas le but recherché par l’auteur. On ne peut s’empêcher honteusement de douter de sa sincérité, et de considérer cette auto-fiction comme un passe-temps de petite fille gâtée, alors même que le petites filles gâtées peuvent vraiment souffrir de graves dépressions. Bon je ne m’étends pas plus longuement, vous aurez compris que je suis complètement passée à côté de Passer la nuit. Mais sadiquement, je ne résiste pas à partager avec vous quelques petits morceaux choisis :

“J’essaie d’endormir mon émotion en me répétant qu’il ne se passe rien ; et en effet, il ne se passe rien.”

“Mes journées sont si abstraites et vides que je me sens l’existence d’un fantôme.”

“Le dos tourné à la vie du café et du carrefour, je conquiers une certaine paix, fondée sur l’isolement désoeuvré de mon assise usuelle.”

“Ce matin, je peine à me réveiller. Le sommeil m’empèse.”

« A 21h53, je ne parviens toujours qu’à rester ainsi, assise en tailleur, désoeuvrée, et à sentir l’angoisse de la journée vide qui s’est écoulée sans tâches, sinon le rendez-vous chez la manucure. »

Chronique livre : Zéropolis

de Bruce Bégout.

fun450

Super big méga fun ! LOL !
Mouais.
Clique tout de même.

Continuant mon exploration des écrits de Bruce Bégout, après la découverte du Park qui m’avait intensément interpellé, je me suis attaquée à Zéropolis. Premier essai de Bégout publié chez Allia, Zéropolis raconte “l’expérience Las Vegas” vécue par son auteur, en courts chapitres déroulant chacun une approche différente de la tentaculaire ville du néant.

Bien évidemment on sent que les racines du Parktirent leurs éléments nutritifs de cette expérience hors de tout : Las Vegas, comme parc d’attraction géant, proposant un modèle de société basé sur le fun, évinçant par là même toute notion de réalité, ou plutôt tentant de modeler la réalité dans son entier en fun. Pour aller dans le sens de l’auteur dans sa préface, Zéropolis ne nous apprend pas grand chose que l’on ne sache déjà sur le délire américain que constitue Las Vegas. Le modèle vegassien a trop largement été diffusé dans le monde pour véritablement constituer une immense surprise à la lecture de ces pages. Cependant, Zéropolis n’est pas exempt de qualités, et sa principale qualité est, comme tout bon essai, de faire croire au lecteur qu’il est intelligent.

Bégout, grâce à une écriture précise, claire et acérée parvient à nous faire pénétrer dans sa pensée, son raisonnement, sans jamais nous perdre. Nous naviguons sur le chemin éclairé aux néons de l’analyse de l’auteur, portés par le flot de ses réflexions. Le procédé fonctionne d’autant mieux que le style de l’auteur, s’appuyant sur le gigantisme vegassien, semble tendre vers la fiction, la fantaisie, ou plutôt l’horreur pure, pour un esprit aussi réfractaire à toute manifestation de joie collective qu’est le mien. Cette façon de capter l’attention du lecteur et de lui ouvrir l’esprit, par la seule force du style, à une pensée complexe et profonde, est fascinante.

Las Vegas n’était qu’un cauchemar sociétal et urbain que j’arrivais à tenir suffisamment éloigné de moi. Grâce à Zéropolis, mes angoisses les plus profondes se trouvent alimentées concrètement par les aplats multicolores et protéiformes d’une ville prosélyte dont l’aspiration clairement affichée reste de convertir au dieu Fun la terre entière. Terrifiant.

Chronique livre : Le Park

de Bruce Bégout.

A ta place, je suivrais docilement le mouvement.
Tout écart pourrait être fatal.
Clique.

Magnifique petite chose publiée dans la non moins magnifique collection Allia, le Park m’a été conseillé par une personne fort avisée, qui peut continuer à me donner des conseils de cet ordre autant qu’elle veut. Au premier abord, on se croirait dans un univers entre W ou le souvenir d’enfance de Perec, et Choir de Chevillard : la tentative de description d’une chose indescriptible et ignoble. Mais là où Perec et Chevillard avancent masqués, Bégout dévoile très vite ses intentions, tout comme le lieu qu’il décrit porte en lui-même les éléments de sa propre réflexion.

Le narrateur nous embarque dans la découverte du Park, un parc d’attraction pour gens friqués, isolé sur une île. Ce Park est un peu particulier puisque, loin du classique parc d’attraction, il accumule en son sein, toutes les sortes de “parcs” pouvant exister, ou plus précisément les différentes modalités de “parcage” existantes : du parc d’attractions classique, aux camps de concentration, en passant par les prisons, les zoos, les tripots, les usines … Partant du postulat que l’instinct naturel des hommes est de s’auto-parquer (pour se protéger, entre des murs, ensemble) et de parquer les éléments indésirables, effrayés qu’ils sont par l’inconnu, le danger, l’absence de limites, de protection, par une trop grande liberté. L’intention du livre étant dévoilée très tôt, on se demande si Bruce Bégout va quand même arriver à tenir sur la longueur. Et bien oui. Au milieu du livre, il introduit dans sa description méthodique du Park, l’étude de certains habitants, grosso modo un pour chaque type de population du Park : un employé fraîchement débarqué, un prisonnier, les ingénieurs et scientifiques qui inventent les attractions, l’architecte perché dans sa tour d’ivoire, les visiteurs… et cet étalage de caractères peuplant cet univers infâme est abominablement délectable.

Voilà le paradoxe de cet objet littéraire : une description méticuleuse et rigoureuse (quel style précis, affûté !) d’un endroit déserté par la morale, visité par de richissimes clients en quête de sensations fortes injustifiables, qui tout autant qu’elle provoque le rejet, suscite la curiosité et l’appétit malsain. Le lecteur se trouve dans la position de rat de laboratoire, soumis à une expérience scientifique et littéraire passionnante, riche et inconfortable. Il n’est bien sûr pas la peine de préciser que ce Park, si particulier, n’est qu’un révélateur, un condensé du monde dans lequel nous vivons, et duquel pourtant nous nous protégeons, en restant dans nos “parcs” respectifs (travail, famille… vous connaissez la suite).

Le Park, ou l’ambition de décrire le monde en son entier au travers d’une notion unique, celle du parcage : fou, discutable et surtout formidablement réussi. Une belle découverte.

Et parfois la réalité vient faire du pied à la fiction.

Chronique livre : Eloge de rien dédié à personne, avec une postface

de Anonyme.

Rien. Ou presque. Clique moins que.

Précieuse décidément que cette petite collection Allia. Tombée par hasard sur cette tout petite chose rigolote comme tout, et plus profonde que sa légèreté apparente ne le laisse supposée. Ecrit par un certain Louis Coquelet et publié pour la première fois en 1730, cet éloge est en fait une variation autour du mot Rien. Reprenant tous les usages qui sont faits de ce mot qui veut tout et rien dire, Coquelet rédige un tout petit traité satirique (des éloges de tout et n’importe quoi étaient à la mode en ces temps là), et cinglants, qui mine de rien mériterait une analyse philosophique plus poussée que ce que je pourrai faire.

Au-delà de l’agilité stylistique de l’auteur, réussissant à triturer la langue et les usages du mot Rien jusqu’aux limites du sens, on réussit à discerner les coups de griffes aux puissants et aux bien-pensants de tout poils. On discerne derrière les coups de raquettes de l’auteur, une sympathie particulière pour Boileau et son « Qui vit content de rien possède toute chose », bien que par la suite, il démontre que de ne rien avoir peut également être source de beaucoup de maux. Il poursuit également par l’absolue nécessité du rien. Pour preuve, le grand malheur de ce qui n’espèrent plus Rien.

C’est alerte, intelligent et malicieux. C’est Rien, et donc totalement indispensable.