Chronique film : Tokyo Sonata

de Kiyoshi Kurosawa.

Un directeur administratif d’une grande entreprise nipponne perd son emploi. Il décide de le cacher à sa famille. Ça ne vous rappelle rien ? Un fait divers, et deux films français (L’Adversaire de Garcia et L’Emploi du temps de Cantet) partaient à peu près du même constat. Mais Kurosawa n’est pas Garcia ni Cantet, le Japon n’est ni la Suisse ni la France et l’approche du sujet se révèle complètement différente.

La famille ici apparaît d’emblée bancale, l’homme a tout du vilain crapaud mollasson, tandis que sa femme, un peu défraîchie mais incroyablement belle, possède une grâce et un mystère sans nom. Leurs deux enfants sont en rupture totale avec leurs parents, du moins avec leur mode de vie : rupture brutale pour l’aîné qui s’engage dans l’armée américaine puis irakienne (celui-là a besoin de règles, de préférence en opposition avec les idées de son père), le cadet effectue une révolution plus douce en prenant en cachette les cours de piano que son père, avec son chômage inavoué, lui refuse inexplicablement. La mère est obéissante, cède aux exigences de ses enfants et de son mari, mais on sent déjà en elle une espèce de liberté qu’elle ne s’accorde pas en leur présence (magnifique scène d’ouverture où elle laisse la porte ouverte, sans doute pour mieux sentir le vent et la pluie sur sa peau), c’est une femme en devenir.

Pas grand chose à reprocher à ce film, c’est une splendeur au niveau de la mise en scène. Si KK délaisse ses fantômes pour un temps (quoi que ?), il garde son style lent, épuré, magnifique. Cadres superbement composés, lumières au petit poil (il y a même quelques changements de lumière naturelle, ce qui me met toujours dans un état pas possible), acteurs bien dirigés, bref à part le harakiri probable du perchman à la fin du tournage, tout contribue à faire de ce film une merveille du point de vue de la forme. On peut juste regretter une fin à la limite du grand guignol (tiens tiens, après Loft, ça se confirme, Kurosawa a dû mal à tenir ses films jusqu’au bout), mais bast.

Si j’écrivais aux cahiers du cinéma, je pourrais dire que Tokyo Sonata est un film de lignes. Lignes qui séparent, divisent le cadre et les gens d’abord. Elles sont innombrables, dans la maison Kurosawa utilise tous les recoins de son décor pour composer des cadres fractionnés : rampes d’escaliers, étagères, portes, fenêtres. Tous ces éléments brisent le champ et cette famille finalement fragile. A l’extérieur ensuite, lignes électriques brouillonnes, qui guident les pas du père pour rentrer chez lui, où le conduire dans ce lieu où tous les chômeurs avoués ou non et les SDF se rassemblent en attendant la soupe populaire. Cette ligne de train également, et ce train qu’on voit et qu’on sent passer souvent, sans jamais savoir où il va. Pendant la crise, la mère trouvera son chemin dans la ligne blanche et nocturne des vagues sur l’horizon, et le père renaîtra sur une bordure de trottoir. La crise passée, toutes ces lignes se réorganiseront sur la partition du fils musicien, et serviront de nouvelle route à cette famille tout juste reformée, et tout sera rentré dans l’ordre.

Le film dresse aussi un portrait d’un Japon pré-crise déjà bien gravement atteint, et d’une structure familiale patriarcale en déliquescence. Mais j’ai déjà assez causé, alors je vous invite juste à courir voir Tokyo Sonata, et plus généralement à découvrir Kiyoshi Kurosawa. Hop la.

Chronique film : Bellamy

de Claude Chabrol.


Comme la Pupuce, Bellamy traque sa proie. Vérifie : clic image.

Bon, il serait sans doute temps que Chabrol se ressaisisse un peu, Bellamy sent gravement la relâche. C’est d’ailleurs bien dommage car on sent que le film avait du potentiel : des acteurs pointures, et surtout un scénario qui aurait pu être très malin s’il n’était pas autant bourré d’incohérences. Malheureusement, la direction d’acteurs semble assez inexistante (seuls la délicieuse Marie Bunel, et le trouble Gamblin sortent nettement leur épingle du jeu), et Depardieu est énorme, mallheureusement au sens littéral du texte.

On est pourtant assez intrigué par les 30 premières minutes du film : voilà un film policier qui n’en est pas vraiment un, un suspect (manipulateur ?) qui fait de lui même appel à un commissaire en vacances, un flic qui enquête vaguement, et à titre privé sur une affaire qui ne le concerne pas du tout… Mais l’intêret retombe assez rapidement devant les incohérences de la trame, la mise en scène au minimum syndical, et les décors immondes (le coup des bites en déco, tu nous l’as déjà fait, Monsieur Chabrol, et y’a pas longtemps. C’était très drôle la première fois certes, mais…).

Bref, me suis pas mal ennuyée à la vision de ce film sympathique, je dis pas mais franchement raté. Allez allez, ça ira mieux la prochaine fois.

Chronique film : Harvey Milk

de Gus Van Sant.


Toi aussi soutiens les mouvements sociaux, clique.

Harvey Milk est indéniablement un beau film. Acteurs au-delà de tous reproches (mention spéciale et aussi esthétique pour James Franco), construction intelligente, histoire vraie politiquement et émotionnellement forte, reconstitution ultra-précise, photographie à l’avenant, bande-son très justement dosée, mise en scène classique et classieuse. Le film est irréprochable, et hautement recommandable.

Mais le souci, c’est qu’il est signé Van Sant, et que du coup, irréprochable, c’est insuffisant, et qu’on reste vraiment sur sa faim. Autant le classicisme lui réussissait très bien dans Will Hunting et A la rencontre de Forrester, autant là, il tombe un peu à plat, et n’arrive pas à nous embarquer dans cette histoire qui pourtant lui tient indéniablement à coeur. On aurait aimé plus d’audace dans cette belle et très respectueuse biographie, mais qui semble arriver des années trop tard.

Allez allez, Harvey Milk est un beau film. Et on attend le suivant avec beaucoup d’impatience.

Chronique film : Gran Torino

de Clint Eastwood.


Encore plus carte postale, clique image.

C’est avec un grand plaisir qu’on retrouve le grand Clint à l’écran. Vieillissant, certes, mais l’oeil toujours aussi pétillant. Le bougre n’hésite pas se foutre de sa propre gueule avec délectation. Son personnage est vieux, réac, raciste, un chouia nerveux, bref une espèce d’inspecteur Harry décrépit, et donc complètement anachronique. C’est une belle revanche pour lui de jouer des tares dont on l’a souvent accusé, et il s’en donne à coeur joie. Chaque haussement de sourcil, chaque grognement d’ours me faisait bondir de joie de mon fauteuil. Le film est par ailleurs souvent très drôle, et le plaisir communicatif. J’étais par ailleurs un peu soulagée que Clint confie la musique à son fiston, ça nous évite ses sempiternelles 5 notes (jolies par ailleurs) au piano, mais qui commencent à faire long feu.

J’ai récemment vu passer un article sur le site des inrocks fustigeant l’engouement de la critique pour ce film, et contestant l’humanisme du grand Clint. J’avoue ne pas bien comprendre cet acharnement, le film lui permettant de tourner la page Dirty Harry, sans la déchirer. Mine de rien, Eastwood dresse un portrait de l’Amérique, dans tous ses paradoxes, ses composantes. Oui, Dirty Harry et la violence, ce sont aussi des facettes de l’Amérique, et l’immigration et le communautarisme en sont d’autres. Mais le geste final d’Eastwood dans le film permet de dépasser ces composantes et d’affirmer que ok, on a merdé, on merdera encore, mais on peut au moins essayer de transcender tout ça.

L’Amérique de demain ne sera pas celle d’hier, elle est rentrée dans une nouvelle ère, et Eastwood passe le relais à une nouvelle génération. Le beau plan final est à la fois un message d’espoir mais aussi un avertissement : Tao s’enfonce avec la Gran Torino dans un décor de carte postale, une Amérique clinquante, un cliché : Il fait/il est maintenant cette nouvelle Amérique, porteuse d’espoir, mais qui doit se méfier de ne pas retomber dans sa superficialité et son conformisme. Gran Torino est donc un très bon film d’Eastwood, à voir, les yeux grands ouverts (jai rarement écrit un truc aussi kitshcou quand même).

Chronique film : L’Autre

de Patrick Mario Bernard et Pierre Trividic.


Clique pour mieux voir la déesse.

Quelle magnifique surprise que ce film dont je n’attendais, à vrai dire, pas grand chose. Dès les premiers plans c’est l’éblouissement, et on songe immédiatement à Lynch en contemplant ces vues aériennes nocturnes et oniriques de la région parisienne : rubans sans fin de voitures sur une musique magnifique, péages, lumières, vie de la nuit, scintillement des écrans de téléphones portables… C’est la nuit, mais la vie déborde de l’obscurité, les liaisons se créent, les communications emplissent les airs. Pendant ce temps, une femme seule dans son appartement se fracasse le crâne à coup de marteau.

L’Autre, c’est l’histoire d’Anne-Marie, une assistante sociale dévouée de 47 ans. Un peu défraîchie mais encore séduisante, elle décide de quitter Alex, son jeune et bel amant, trop désireux de s’engager à son goût, pour lui laisser vivre sa vie et pour vivre la sienne. Ils gardent tous deux une relation amicale. Mais Alex rencontre une autre femme, elle aussi de 47 ans. Et là, c’est le drame. Anne-Marie plonge dans la jalousie, jusqu’à la folie. Cette Autre du titre représente autant « l’autre femme », la rivale, que l’apparition progressive en Anne-Marie d’une nouvelle personnalité, qui lui permet d’exorciser sa douleur et l’entraîne dans la folie.

L’interprétation de Dominique Blanc, sobre, et étrangement lumineuse malgré la dureté du sujet, est magnifique. Elle habite le film d’une manière incroyable, sans en faire trop, sans faire « la folle ». Mais le plus réussi dans l’Autre c’est l’univers que réussissent à créer les metteurs en scène. Un univers mental, l’univers d’Anne-Marie, à la fois ancré dans un réalisme noir (putain, c’est pas gai la région parisienne quand même), et le fantastique (c’est qu’elle décroche grave l’assistante sociale).

Tourné en plein hiver, 90% du film se passe en nocturne. Cette nuit omniprésente, peuplée des bruits de la ville (circulation, conversation, téléphones, alarmes…) est le carcan idéal pour cette plongée en apnée dans la tête d’Anne-Marie. Le travail sur le son est extraordinaire, et la mise en scène résolument moderne, dynamique et inventive. On pense à Lynch, WKW parfois, ou même à La Moustache de Carrère pour cette façon de faire apparaître le fantastique dans un univers quotidien. Dans ce monde moderne, où tout communique à toute vitesse, portable, internet, vidéos de surveillance sont omniprésents. Ces dispositifs permettent à la jalousie d’Anne-Marie de se développer à grande vitesse : elle a l’impression de pouvoir tout savoir et de pouvoir tout surveiller. Or elle ne sait rien, elle ne contrôle rien. Et la seule chose sur laquelle elle devrait pouvoir avoir la maîtrise totale, c’est son corps. Or même l’image de son corps lui échappe (il y a quelque chose dans les miroirs visiblement…)

La fin revient sur la scène du début, lorsqu’Anne-Marie se fracasse le crâne au marteau devant sa glace, et la deuxième fois, c’est absolument insoutenable. Les paroles sont assez rares dans le film, mais souvent incisives. Beaucoup aimé lorsqu’Anne-Marie dit à une alcoolique sur la voie de la guérison, un truc du style : « Je crois que je vous préférais avant, quand vous étiez folle. Maintenant vous êtes juste foutue. » Dommage que le film soit un tout petit poil trop long. Mais vraiment tout petit. Sinon, grande grande réussite. Les réactions à la sortie de la salle étaient à peu près catastrophiques. Parfois, c’est plutôt bon signe.