Chronique livre : Chroniques de l’oiseau à ressort

d’Haruki Murakami.

L’histoire commence lors de la disparition du chat de Toru et Kumiko. Non, en fait, c’est sûrement au moment de l’avortement de Kumiko que l’histoire a réellement débuté. En réfléchissant un peu plus loin, c’est peut-être bien lorsque la ruelle derrière chez eux a été bouchée que les choses ont vraiment déraillé, ou peut-être bien quand le puits des voisins s’est asséché. Mais non finalement, les racines du trouble sont sans doute plus profondément ancrées dans l’histoire japonaise, dans les terres mandchoues.

Dans Chroniques de l’oiseau à ressort, c’est comme ça, on n’est jamais sûr de rien. Le héros, Toru, bonne pâte d’une affligeante et incroyable passivité (ou ouverture d’esprit, c’est selon), se voit embarqué dans une spirale d’événements assez incompréhensibles, en apparence disjoints. On le suit dans sa quête (récupérer sa femme), perplexe sur sa méthode, mais reconnaissant qu’elle est plutôt efficace. Beaucoup plus cohérent et moins poseur que Kafka sur le rivage, Chroniques de l’oiseau à ressort est une pure merveille, qui m’a emmené très loin de mes bases et certitudes, dans une espèce de monde parallèle, pourvu de sa logique propre, de ses codes, de sa vérité. Car c’est bien de vérité qu’il s’agit ici. Dans notre monde sûr de ses fondamentaux, Murakami s’ingénie à saper nos croyances matérialistes et rationnelles. « La vérité n’est pas forcément dans la réalité, et la réalité n’est peut-être pas la seule vérité« .

Il s’agit également de libre-arbitre , les personnages sont ici lancés dans un histoire qui les dépasse, et trouver des marges de manoeuvre et de contrôle des événements est très difficile. C’est absolument fascinant, ça se lit comme on mange une tartine de beurre salé, et quand on arrive à la fin, on a la véritable impression que les mystères sont résolus. Fort heureusement, en y réfléchissant bien, ce n’est pas du tout le cas. Tant mieux, de quoi cogiter et rêver encore un bon petit moment.

Chronique livre : Sur la route

de Jack Kerouac.

Oeuvre majeure et fondatrice de la beat generation, Sur la route est un roman à la fois magnifique, exalté, et d’un ennui, d’une tristesse et d’une mélancolie insondables. Grandement autobiographique, Sur la route raconte les errances de son héros, Sal, fasciné par son compagnon de route, personnage fou furieux, énergique et dézingué, Dean Moriarty. De New York à Denver, de Denver à Frisco, puis L.A., retour à New York, passage à Chicago, jusqu’à un détour au Mexique, en auto-stop, à pied, en auto, le livre s’étire entre moments de poésie pure, illuminations merveilleuses, exaltations forcenées, et la monotonie de ces routes inlassablement sillonnées.

C’est d’une grande beauté, et la traduction est à saluer je pense, réussissant à retranscrire la rythmique particulière de l’écriture de Kerouac. Les personnages, border-line, hésitent entre normalité, mais ne peuvent s’y résoudre, et replongent à chaque fois dans leur marginalité, en quête perpétuelle de fric, d’alcool, de marijuana et de filles. Ces personnages là sont à la recherche d’un absolu de vie, d’une réalité plus forte que le quotidien, ils cherchent, s’extasient, se cassent la gueule dans une course effrénée après eux-mêmes. Cette quête pourrait être grandiose si elle n’avait pas son revers, Dean et Sal passent de la joie la plus intense à l’effritement le plus complet, hôpitaux, misère, crasse. On sent que cette histoire ne peut que mal finir, et la conclusion en demi-teinte (Sal trouve l’amour et Dean a le cerveau tellement grillé qu’il n’arrive plus à parler), n’éclipse pas que dans les faits, cette histoire a vraiment mal fini puisque Kerouac est mort à 47 ans d’une cirrhose, et Neal Cassady, qui a servi de modèle pour le personnage de Dean a succombé à 42 ans d’un mélange de substances pas vraiment réglementaires.

N’empêche, il y a quelque chose de grand dans cette histoire, et un peu d’envie de réussir un jour à ressentir si organiquement la vie.

« La vie est trop triste pour passer son temps à rigoler »
« Ses grands yeux sombres me contemplèrent du fond d’un néant où flottait une sorte de chagrin qui remontait aux générations et aux générations qui n’ont pas accompli ce qui demandait avec force de l’être, quoi que ce fût, et chacun sait de quoi je parle (…) Elle était âgée de dix-huit ans, et très charmante, mais foutue. »

Chronique livre : Moi, Charlotte Simmons

de Tom Wolfe.

Il a fallu la critique de l’éminent Gols pour que j’extirpe du fin fond de ma pile à lire cette pavasse. Et ce roman est un pur régal, il m’a suffi de 15 jours pour venir à bout des quelques 650 pages grand format. C’est jubilatoire, mais totalement grinçant, et profondément désespérant.

Charlotte Simmons, brillante élève d’un lycée de cambrousse, rentre dans une des plus célèbres universités américaines : Dupont. Pleine de confiance en elle, Charlotte vise l’excellence. Malheureusement les codes sociaux ne sont pas les mêmes dans une université chic (!) que dans un lycée paumé, et la prude Charlotte se trouve confrontée à un univers qu’elle ne maîtrise pas et auquel elle n’est pas habituée : salle de bain mixte, alcool à flot, patois « fuck » et cul cul cul. La première partie est une critique virulente des universités américaines. Vu au travers des yeux choqués de Charlotte, Wolfe dresse le portrait d’une micro-société dépourvue de toute morale, toute poésie, bouffée par le politiquement correct, vénérant le corps, le sport et rejetant tout ce qui est du domaine de la pensée. La charge est lourde, mais tout de même très réaliste. On est dans un monde où le regard de l’autre prime sur la réalisation de soi, où les gars se planquent pour étudier parce que ça fait pas cool, le basketteur abruti qui a envie d’étudier de la philo se fait virer de l’équipe. Les étudiants passent 4-5 ans en roue totalement libre, « profitent » de ce break dans leur vie ultra-cadenassée : lycée strict avant, rentrer dans le moule maison-mariage-mioches après.

Dans la seconde partie, on assiste au changement insidieux qui s’opère en Charlotte. Cet univers là, Charlotte le rejette, tout en étant fasciné par lui. Wolfe décrit incroyablement (le monsieur compte plus de 75 printemps) à quel point l’adolescente est influençable. Malgré toute sa force de caractère (« Je suis Charlotte Simmons » se répète-t’elle pour se donner du courage), elle est incapable de faire abstraction du regard des autres, inconsciemment, elle rêve de cet univers, sans pouvoir en accepter et en appliquer les codes. Malgré sa pruderie, Charlotte est véritablement fascinée par les hommes (qu’elle trouve tous beaux !), et la sophistication des filles (elle dépense tout le fric de sa bourse pour s’acheter un jean à la mode). Au final, le livre est profondément désabusé, Charlotte finit par trouver un moyen d’appartenir à la caste qu’elle convoite (elle a le beurre et l’argent du beurre), les filles sont soit des chaudasses si elles en ont les moyens, soient des tiques, les gars sont ignomineux (Hoyt), lâches, ou dégoulinants d’ambition malsaine. La seule lueur d’espoir réside dans le sportif un peu neuneu qui commence à étudier Socrate. C’est peu.

Le livre est un brûlot, qui semble frôler parfois le réac, même si Wolfe s’en défend. Pas grand chose à sauver dans ce microcosme, les éclaircies sont minces, et mêmes les meilleures volontés abdiquent. Vous n’auriez pas une petite corde (mais avant un pack de bière, et une p’tite partie de jambe en l’air, fuck) ?

Chronique livre : L’Idiot

de Fedor Dostoïevski

« … car il est plus difficile de pardonner à ceux qui ne vous ont pas offensé, justement parce qu’ils n’ont aucun tort, et que, par conséquent, votre sentiment est dénué de fondement. »

Il y a des livres qui sont un peu trop forts pour moi, celui-ci en fait partie. Je pense être passée à peu près à 99% à côté de la subtilité de ce roman, qui doit nécessiter au bas mot 20 lectures pour en saisir l’essentiel de la substantifique moelle.

Le prince Mychkine revient en Russie, après un long séjour à l’étranger pour le guérir de son « idiotie ». D’une grande clairvoyance, et intelligence, il comprend toutes les subtilités des manigances qui l’entourent sans jamais accomplir la moindre entourloupe. Sincère et aimant, il ne ment jamais, et pardonne toutes les faiblesses humaines. Cette attitude droite sème le trouble dans la bourgeoisie russe, rodée à toutes les bassesses, calculs et mesquineries humaines. Sa droiture renvoie tous les caractères à leur propre petit comportement, sans pour autant les vacciner de leur roublardise.

Composé en grande partie de longs dialogues entre les très nombreux personnages (au moins 40, et tous bien dessinés), on est suspendu aux paroles des protagonistes, sans toujours comprendre vraiment ce qui les motive. C’est un roman plein de bruit et de fureur, hystérique, bourré de cris, d’arrachages de cheveux, de rebondissements incongrus, et pas toujours très clairs. Difficile (pour moi en tous cas), de rentrer complètement dans cette folie irrationnelle qui éclabousse de partout.

Au-delà de ça, l’Idiot est un roman magnifique, émaillé de pensées bouleversantes et pessimistes sur l’humanité. Le prince, héros malgré lui, pur, vertueux, se casse les dents sur ce monde perverti qui se sert de lui pour mieux le rejeter. Sa droiture lui attire quelques amitiés incomplètes, un amour impossible, et surtout beaucoup de haine et d’incompréhension. Il retombe dans la folie, incapable d’affronter une réalité trop difficile. Échappatoire ou capitulation face à l’ennemi ? Le constat est en tout cas amer, d’une société tellement pervertie qu’elle est incapable d’accepter le bien, de l’apprécier, le comprendre et de lui faire une place en son sein.

Chronique livre : La Tante Julia et le Scribouillard – 1977

de Mario Vargas Llosa.

Voilà un livre surprenant de la part de l’auteur de La ville et les chiens livre durissime sur une école militaire de Lima. La Tante Julia et le Scribouillard, roman semi-autobiographique est une merveille d’humour, de tendresse et d’amour.

Mario (Marito), vaguement étudiant en droit, rêvant d’écriture, travaille à la rédaction de dépêches pour une radio nationale. Arrivent en parallèle dans sa vie, deux boliviens : la Tante Julia, jeune tata par alliance, veuve, agaçante, et séduisante, et Pedro Camacho, écrivain de « radio-novelas », infatigable « scribouillard » de talent, capable en quelques semaines de rendre accros la moitié du Pérou à ses séries. La construction du roman, très précise, fait alterner l’histoire de Mario et Julia, magnifique histoire d’amour « impossible », entre ce morveux d’à peine 18 ans, et cette femme-faite de 32 ans, et quelques épisodes des novelas de Pedro Camacho. Ces épisodes, délirants, énormes, émaillés de situations « amourgloireetbeautéesques », tiennent en haleine, comme si on était une ménagère de plus de 50 ans, l’oreille collée au poste. Rien n’échappe à Camacho , amours interdites, phobie des rongeurs, et velléités meurtrières, tout ce qui excite nos plus bas instincts de charognards friands d’horreurs. C’est irrésistible et noir, et progressivement, ça devient intrigant et déstabilisant quand Camacho , perdant le fil de ses innombrables saynètes commence à mélanger les histoires, confondre les personnages, les professions… et finit par exterminer tous ses protagonistes dans des bains de sang inimaginables.

Sous la comédie, une véritable réflexion sur le métier d’écrivain, affres, doutes, victoires, sentiment de toute-puissance, et déchéance. Un livre jubilatoire et qui fait du bien, même si percent sous le rire des angoisses existentielles certaines. En 1977, Mario Vargas Llosa est déjà un écrivain accompli, et son regard bienveillant et amusé sur sa folle jeunesse, émeut total. Une bien jolie surprise.