Chronique livre : Saules aveugle, femme endormie

d’Haruki Murakami.

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Clique sur la photo et compte les animaux.

Pas facile de critiquer un livre de nouvelles. Saules aveugles, femme endormie (SAFE en abrégé) est un recueil de petits contes inédits ou déjà parus dans quelques revues. L’ensemble est très hétérogène, allant de la nouvelle paresseuse à souhait, au petit bijou d’écriture. Les histoires ne sont pas datées, mais il se dégage de l’ensemble une impression de débuts dans l’écriture. On sent que la base de pas mal des historiettes est autobiographique et met en scène l’écrivain lui-même. Il semble partir d’une situation qu’il a vécu, et la fait évoluer « à la Murakami ».

C’est sans doute la faiblesse du livre, car le personnage qu’il révèle est somme toute peu intéressant par rapport à son imaginaire surdimensionné. Mais soyons honnête, même si ce n’est pas un critère de définition de la grande littérature, SAFE se lit très agréablement. On suit toutes les histoires avec intérêt, curieux de la façon dont elles vont dévier, et dans quelle mesure Murakami réussira à déployer son talent en seulement quelques pages. On retrouve ici un Murakami qui trouve son inspiration dans la nature vivante ou minérale. Beaucoup de nouvelles tournent autour d’un minéral (une pierre noire qui se déplace toute seule, une vague géante, la glace), un végétal (le saule) ou surtout d’un animal : chats, corbeaux, lucioles, grèbes, kangourous, crabes, singes. C’est un véritable bestiaire, à croire que Murakami essaie de composer son jardin zoologique à lui, de déployer son imaginaire et ses histoires autour d’une espèce particulière. C’est malin, et même si l’execice de style peut paraître un peu scolaire, c’est tout à fait charmant.

Certes, on n’est sûrement pas dans un des grands chefs d’oeuvre du monsieur, et le souvenir de ces courts textes s’efface déjà de ma mémoire, mais c’est une mignonne rentrée littéraire.

Adam et Eve au paradis terrestre de Wenzel Peter
Pinacothèque vaticane

Chronique livre : Le théorème d’Almodovar

d’Antoni Casas Ros.

Un jeune homme de 35 ans défiguré par un accident de voiture, vit reclus dans son appartement de Gènes. La tête bourrée d’imaginaire et de mathématiques, il s’invente une vie.

Voilà un bouquin assez déplaisant par la prise d’otage qu’il opère sur son lecteur. Le héros porte le nom de l’auteur, Antoni Casas Ros. Alors roman ou autofiction ? Si c’est un roman pur, le principe est petit et malhabile, on criera à la supercherie (visiblement Casas Ros refuse de se montrer à quiconque y compris son éditeur). Mais le soupçon d’autofiction plane, comment dans ce cas là rester objectif dans la critique de cet objet littéraire, alors qu’il y a sans doute un homme en souffrance de l’autre côté de la plume ?

Force est de constater cependant que Le théorème d’Almodovar n’est pas l’oeuvre sidérante encensée par la critique frileuse. Le livre de Casas Ros est l’antithèse du bouleversant Suicide d’Edouard levé. C’est un roman de petit malin, qui a trouvé un truc (les mathématiques) afin de donner de la profondeur, qui cite mille références (ça remplit des lignes et ça fait intelligent), qui introduit des éléments perturbateurs incongrus (Almodovar, un transsexuel et un cerf) pour épater le lecteur. Prônant l’importance de la corporalité, d’une écriture physique, Casas Ros livre un objet froid et plat, sans chaleur, sans le feu qui brûle le bide, un objet purement intellectuel.

L’écrivain se veut profond et ne déteste pas y aller profondément de sa pensée profonde. On apprend par exemple, que la guerre, c’est pas beau, et que ceux qui la provoquent le font par appât du gain. L’analyse est fine. Mais cette espèce de naïveté pourrait encore être ce qu’il y a de plus attachant dans cet ouvrage aux prétentions démesurées « Dans cet autoportrait j’essaie autre chose. Je tente de regarder le monde jusqu’à ce qu’il révèle sa beauté (…) J’établis le théorème d’Almodovar : il suffit de regarder longtemps pour transformer l’horreur en beauté. »

Casas Ros ne regarde pas vraiment le monde, il tente de se forger un univers. Il reste à la surface des choses, n’en révélant aucune beauté particulière. Et toutes les horreurs ne peuvent se transformer en beauté, ça, hélas, j’en suis convaincue.

Chronique livre : Suicide

d’Edouard Levé.

Un narrateur commente la mort par suicide et la vie d’un de ses amis disparu depuis des années. Le sujet est simple, mais prendre une toute autre ampleur lorsqu’on apprend que Levé a déposé son manuscrit à son éditeur quelques jours avant de se donner la mort. Ce contexte parviendrait à donner de la profondeur à n’importe quel navet. Mais Suicide est loin d’en être un.

Dans un style plat, épuré, aux phrases réduites au strict nécessaire, Levé bouleverse. C’est clinique sans chercher le pathos. Catalogue de sentiments, d’impressions, de moments vécus, appréciés ou non, Suicide nous tient à distance pour mieux nous faire comprendre son protagoniste. Le personnage passe son temps à masquer son mal être pour ne pas le faire peser aux autres, mais il reste toujours un peu extérieur à la vie, différent. Il culpabilise de ne pas se sentir bien alors que tout lui réussit : intelligent, bien marié. C’est très troublant évidemment, puisqu’on peut se retrouver un peu (beaucoup) dans ces descriptions, ces sensations, ces situations. La lecture est poignante et angoissante, parce qu’elle nous parle de nous. Je vous laisse avec ses mots.

« Tu croyais qu’en vieillissant tu serais moins malheureux, parce que tu aurais, alors, des raisons d’être triste. Jeune alors ton désarroi était inconsolable parce que tu le jugeais infondé. »
« Tu ne t’étonnais pas de te sentir inadapté au monde, mais tu t’étonnais que le monde ait produit un être qui y vive en étranger (…) Tu étais peut-être un chaînon défaillant, une piste accidentelle de l’évolution. Une anomalie temporaire non destinée à refleurir. »
« Dans cette ambiance à laquelle tu te sentais étranger, tu t’étonnais de parvenir à composer un visage de circonstance, qui, s’il ne contribuait pas à l’euphorie, ne la détruisait pas par son indifférence. »

Chronique livre : La route

de Cormac McCarthy.

Un homme et son enfant taillent la route vers le Sud, en quête d’un peu de chaleur. Ils marchent dans un pays dévasté par une catastrophe dont on ne sait pas grand chose. Des cendres, des corps calcinés, des arbres brûlés . L’apocalypse a eu lieu. Leur vie se résume à avancer, à trouver de la nourriture pré-apocalypse encore comestible dans des maisons décrépites, à survivre aux attaques des quelques humains rendus fous par la faim. L’homme veut que son enfant vive, cet enfant qui est tout pour lui. L’enfant n’a jamais rien connu d’autre que cet enfer, jamais entendu le chant d’un oiseau, et a souvent du mal à comprendre pourquoi il faut absolument survivre, alors que sa mère, elle, a préféré partir.

Pas de doute, McCarthy méritait son Pulitzer pour ce magnifique roman. Naviguant dans des eaux de transition, entre anticipation, et réflexions intimes sur le sens de la vie, La route est un roman fois ample, lyrique, puissant. La simplicité de son processus met en valeur la force et le souffle de l’écrivain. Cette force n’est pourtant jamais écrasante, et les rapports entre les deux personnages forment le coeur du roman, et posent les questions délicates de l’attachement des êtres, et de l’origine de l’instinct de survie. Pour ce père, son enfant est tout, sa raison de vivre. Lui qui a connu l’avant, il cherche désespérément à faire entrevoir à son gamin qu’il y a un espoir. L’espoir chez cet homme naît de son vécu antérieur, des choses agréables qui lui sont arrivées auparavant. La connaissance du bonheur, ou du moins du bien-être passé induit chez lui le besoin de le faire entrevoir à son gosse, à défaut de lui faire vivre vraiment. Mais pour l’enfant, comment avoir de l’espoir ? Il n’a jamais rien connu d’autre qu’un monde dévasté, un monde de survie, sans confort, sans quiétude, sans amis. Le père essaie de lui procurer les attributs d’une enfance qu’il n’aura jamais (des jouets, des histoires, le bien, le mal), mais tous ses efforts sonnent creux. Les référentiels de l’enfant ne sont pas ceux du père. Ils ne partagent au final que cette route, et un peu de tendresse, sans autre socle commun. L’enfant ne comprend pas à quoi sert de survivre dans un tel univers. Ne compte pour lui que son père, mais aucun élément extérieur.

Outre a question de l’instinct de survie, La Route pose la délicate question de la définition de l’humanité. Face à cette apocalypse, les hommes sont poussés dans leurs retranchements. La plupart deviennent visiblement des barbares, sans morale, mangeur de bébés. Cette évolution est-elle une déshumanisation ? ou bien est-ce justement la perte par l’enfant de son envie de vivre qui en est une ? Qu’est ce qui fait l’homme ? Son instinct de survie ou sa moralité ? Je vous passe tous les parallèles qu’on pourrait mener entre l’actualité et ce roman. Comme toute bonne anticipation, on peut projeter les menaces qui planent sur l’humanité dans le roman : faim dans le monde, réchauffement climatique, catastrophe nucléaire…

Le style deMcCarthy est absolument magnifique. Phrases brèves, percutantes, répétitions, dialogues au couteau, on sent l’urgence, la vie qui ne tient que par un fil. Ça pourrait être asphyxiant, c’est juste passionnant et magnifique. Une belle réussite.

Chronique livre : Business Class

de Martin Suter.

Ah, quel filou ce Martin Suter. Business Class est composé de quelques chroniques sur le monde de l’entreprise publiées dans la presse. La plume se veut mordante, le regard acéré. On devine l’écriture un peu trop facile derrière tout ça. Succession de saynètes mettant en scène, la plupart du temps, les patrons et hauts gradés, Business Class pointe du doigt l’impudence, l’inconséquence, l’hypocrisie, la veulerie, la misogynie des dirigeants, autant dans leur vie professionnelle que personnelle. Un chef ne peut cesser d’être un chef quand il rentre à la maison. Tout ici est histoire d’image. Si vous arrivez à faire croire aux autres que vous êtes un bourreau de travail efficace, alors ils le goberont. Comme quelqu’un de précieux me l’a rappelé : « L’important n’est pas de travailler, mais de montrer que vous le faites ». Business Class en est l’exemple éclatant.

Le problème majeur de ce « livre », c’est que la démarche est aussi roublarde que les patrons qu’elle cloue au pilori. Ces chroniques, qui devaient être de très jouissifs petits exutoires matinaux pour employés ballottés dans les transports en commun surpeuplés, n’ont pas leur place dans un bouquin relié. 7 euros, pour moins de 60 pages, police 18, on hurle à l’arnaque, et on imagine l’éditeur, les francs suisses plein les mirettes proposer à Suter : « mais dites-moi , vos chroniques là, ça vous dirait de les publier pour de vrai ? » Pas d’efforts particuliers à fournir, la juxtaposition des nouvelles ne leur apporte pas l’éclairage spécifique qui justifierait la compilation. Bref, je me suis faite avoir. Il y a plus de paraître que de travail là-dedans. Beaucoup trop naïve la fille. Décidément, je ne serai jamais chef.


Entre les deux mon coeur balance.
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