Chronique livre : L’escalier de Jack

de Jean Cagnard.

Voilà un livre dans lequel on se sent, mais oui mais oui, vraiment très bien. C’est assez rare, alors on le souligne. Sans doute ce “Vous” derrière lequel se dissimule Jean Cagnard, qui ouvre ainsi grand la porte de son récit au lecteur, mais aussi par la lumière et la poésie qui s’en dégage.

L’escalier de Jack raconte donc les différents, et très nombreux, gagne-pains du narrateur depuis son enfance et jusqu’à la rencontre avec l’écriture, et la femme de sa vie. Il sera ramasseur de patates, cueilleur de fraises ou encore saltimbanque, pour finir maçon et bien sûr écrivain. Le périple, car s’en est un, est raconté avec un humour dévastateur mais toujours sur le fil de l’émotion vraie. Parce que dans sa famille, on ne plaisante pas avec le travail. Le père est ouvrier spécialisé et rêve pour ses enfants, sans doute, de réussite sociale. Mais que faire de ce grand escogriffe, qui quitte l’école très vite, et part gagner sa vie sur les routes en louant ses bras et ses cheveux longs ? Le récit saute d’une activité à l’autre, mais on voit se profiler derrière tout ça la désagrégation familiale, l’incapacité à communiquer et à se comprendre. Le narrateur est dans un monde différent de ses parents, et on sent bien que malgré les efforts de tout le monde, ça ne fonctionnera jamais.

Au-delà de la chronique familiale qui m’a vraiment touchée, c’est surtout l’écriture de Jean Cagnard qui séduit. C’est une écriture en liberté, mouvante, vivante. On sent qu’il y a un amour immodéré des mots et des livres, mais jamais les références (Kerouac, Hemingway, Steinbeck…) ne sont pesantes ou envahissantes. Jean Cagnard trace sa route toute personnelle dans la langue, une langue légère, rythmée, imagée, poétique, vagabonde. C’est infiniment juste, et infiniment drôle. On rit beaucoup à la lecture de ces tribulations, de cet escalier des métiers qui permet de cheminer, de trouver sa voie et sa voix.

On pense à François Bon et son Autobiographie des objets : pour celui-ci, l’intellectuel, la révélation de l’écriture se matérialise par une armoire à livres, et tout son livre tend vers cette armoire. Pour Jean Cagnard, le travailleur physique et smicard, la révélation se fera en ramassant des salades, et de la même façon, tout son parcours et ce catalogue pour arriver à la révélation de l’écriture.

Alors tant pis si certains passages sont un peu longs ou répétitifs, et qu’on finit par oublier certaines étapes de ce cheminement, plusieurs scènes valent à elles seules la lecture de L’escalier de Jack (l’incorporation par exemple, fabuleux). C’est beau, touchant, drôle, poétique, et la lectrice que je suis s’est sentie invitée à partager ce moment. Et c’est particulièrement agréable.

Ed. Gaïa

Chronique livre : Fermer l’oeil de la nuit

de Pauline Klein.

Je ne sais pas pourquoi j’ai craqué, je sais pourtant bien qu’il faut se méfier des livres publiés par Allia et contenant le mot “nuit”. Donc chez Allia, en général, soit je tombe sur les “cérébraux” (Eric Chauvier, Bruce Bégout, Hélène Frappat…) et là, j’exulte, soit sur les jeunes femmes “ayant un peu de mal avec leur propre réalité et leur corporalité et fondamentalement sous-occupées” (Marina de Van) et là je pleure. Pauline Klein se situe à mi-chemin entre les deux catégories.

Une jeune femme emménage dans un appartement parisien. Elle ne fait rien de ses journées, reste enfermée presque tout le temps. Puis se découvre un demi-frère en prison avec lequel elle entame une correspondance. L’homme enfermé la pousse à sortir et à lui raconter ses sorties. Elle devient son extérieur. Dans le métro, elle croise un couple qui la fascine, elle est enceinte, il a une barbe. En sortant du métro elle comprend que le couple habite juste au dessus de chez elle. Ils sont artistes. Elle les écoute, puis les espionne franchement, avant de carrément pénétrer dans leur appartement, puis de faire la rencontre du peintre. Tout ça et plus encore en 127 très courtes pages.

L’art de la concision fait donc partie de la palette de Pauline Klein, qui déploie son complexe projet dans un format micro (le côté cérébral donc). Il est question d’enfermement et de liberté dans ce livre, d’identité et de réalité aussi. Tous les personnages semblent en effet coincés dans leur vie, soit mentalement, soit physiquement. Et Pauline Klein sonde ce thème et ses variantes avec un certain talent, et une écriture intéressante. Il y a même une très jolie idée dans Fermer l’oeil de la nuit, deux amants communiquant de manière éphémère par fausses pages wikipédia interposées, et une fin vraiment belle qui m’a presque émue.

Mais en même temps, et là c’est un rejet tout à fait personnel, je n’arrive pas à adhérer à ces personnages de jeunes femmes diaphanes mal dans leur peau, qui ne savent pas vraiment quoi faire d’elles-mêmes. Je suis sûrement bassement matérialiste, mais ces héroïnes qui ne travaillent pas, mais trouvent un appartement dans un claquement de doigt, qui n’ont rien d’autre à faire que d’écouter leurs voisins, ou de se gratter les croûtes, désolée, mais moi, je n’y arrive pas, ça m’agace fondamentalement. Pauline Klein écrit bien, c’est sûr, mais son écriture n’arrive tout de même pas à transcender suffisamment son sujet pour me faire oublier mon énervement. Enfin, à force de multiplier les variations sur son thème et les histoires dans l’histoire, on finit par ne plus très bien comprendre quel est vraiment le projet de l’auteur. Ça part au final un peu dans tous les sens, sans vraiment être centré comme il le faudrait.

Fermer l’oeil de la nuit finit par ressembler à un patchwork, dont certaines pièces ont de la valeur, mais dont le tout est plutôt mal cousu donc pas forcément très fonctionnel. Ça peut plaire et ça plaît si on en croit le presse. Moi j’avoue que ce n’est pas mon truc.

Ed. Allia

Chronique livre : Petite table, sois mise !

d’Anne Serre.

“Ils faisaient avec nous des choses qu’il est absolument interdit de faire avec les enfants.”

Il arrive parfois qu’un samedi sans énergie et sans envie, on tombe sur un petit truc qui d’un coup éclaire tout, vient tout chambouler, comme ça, mine de rien, tant et si bien qu’à la fin, on le ferme et on se dit, que voilà, la littérature, ça sert à ça, ça ne sert même qu’à ça, déplacer les repères, changer d’angle, opérer un glissement dans le coeur et l’esprit du lecteur.

Parce que la première partie de ce très court roman raconte des choses absolument ahurissantes avec une infinie lumière, elle déverrouille par sa beauté le sens moral du lecteur réticent d’abord, et puis consentant très vite, ce qui trouble infiniment.

Trois soeurs, et les deux parents dans une maison bourgeoise. La narratrice est une des trois gamines, et des années ont passé. Le livre est constitué en grande partie du récit de cette enfance peu conventionnelle, comment l’expliquer en quelques mots ? Disons que la famille et leurs amis ont globalement un mode de fonctionnement équivalent à celui d’une tribu de bonobos : tous leurs rapports sont conditionnés par le sexe, enfants compris. Voilà. Petite table, sois mise ! raconte donc une enfance qui navigue entre inceste et pédophilie.

“Le sexe de papa faisait nos délices. Nous n’étions jamais rassasiées de sa vue, de son toucher. Sa forme exemplaire se dressait avec une telle autorité, les plaisirs qu’il nous dispensait étaient si vifs, …”.

Mais le parti-pris, incroyable de courage d’Anne Serre, est celui de la joie et du plaisir. La narratrice ne retient, et ne veut retenir que ce qui est positif, ou du moins ce qui a permis positivement de construire sa vocation d’écrivain, et de se construire tout court. C’est truculent, jouissif, et lumineux et la honte du lecteur se dissipe très vite, trop vite, et ça bouscule cette honte qui s’efface au profit du plaisir. A moins que la narratrice ne nous mente comme elle aimera à mentir plus tard.

“… comme si cette table au lieu d’avoir été celle de la joie et de l’excitation maniaque de mes émotions avait été celle d’un sacrifice, comme si l’on m’y avait amputée, torturée, démembrée, alors que moi, en ce temps-là, je songeais.”

La deuxième partie, le départ de la narratrice et ses premières années de vie adulte, volontairement plus décousue, travaille sur le motif central de son enfance, la table de la salle à manger, table de bois sombre ciré, lieu d’accueil et de réflexion des ébats.

“Et je trouvai que tout était bien, que le monde traçait en riant des boucles, des volutes, qu’il suffisait – comme je l’avais toujours su, toujours cru – d’être extrêmement attentif pour que vivre vous procure une joie terrible, pour que se fabrique une oeuvre d’art grâce à votre corps, à vos mains, à vos yeux, à votre pauvre coeur brisé.”

On peut admirer enfin le style magnifique d’Anne Serre, dont les replis des phrases ouvrent des mondes entiers, des failles béantes, et des rayons de lumière. Il y a des petits choses juste bouleversantes, des gouffres qui s’effondrent sous les pieds du lecteur à la moindre virgule.

Magnifique et ô combien courageux, Petite table, sois mise ! bouscule et bouleverse. Un grand moment, de ceux qui font bouger les fondations.

Ed. Verdier

Chronique livre : L’auteur et moi

d’Eric Chevillard

Monsieur Chevillard,

Je me permets de vous adresser cette lettre après avoir lu, que dis-je dévoré votre nouveau roman (mais en est-ce bien un ? le doute reste permis), L’auteur et moi. J’ose espérer que vous pardonnerez cette intrusion dans votre vie si foisonnante. Je n’ai pas pour habitude d’écrire aux auteurs de cette manière, directement. J’agis généralement de la sorte : après les avoir lus, j’écris un petit billet d’humeur souvent dithyrambique, même si parfois féroce, et de temps en temps fort mou. Quelques fois quand l’auteur me paraît sympathique ou rigolo ou intelligent ou méchant comme il faut ou (soyons honnête jusqu’au bout) beau comme un dieu, la grande timide que je suis ose, lui tapoter la tête sur un réseau social bleuté pour lui faire part de ma très modeste existence. S’ensuivent alors parfois quelques discussions cordiales, des échanges sommaires ou des vents complets, c’est selon.

Malheureusement, la belle mécanique s’enraye à la lecture de L’auteur et moi ! Comment réussir à parler d’un livre dont le mécanisme même est de s’auto-analyser en même temps qu’il se lit et s’écrit ? Un livre qui prend à rebrousse-poil toute tentative d’attaque ou d’admiration? Un livre qu’on sent nourri de tout ce qui s’est déjà dit sur l’oeuvre de son auteur ? Non non, un tel sens de la mise en abyme est bien trop vertigineux pour la pauvre monomaniaque de la chronique que je suis. Aussi me garderais-je bien de toute tentative d’apporter mon très modeste éclairage à cette oeuvre qu’on devine déjà somme pour son auteur. Je vous avouerai juste que la lecture de L’auteur et moi m’a fait passer du rire aux larmes avec l’aisance de la contorsionniste s’encastrant dans une boîte à chaussures. Ecoutez plutôt.

“L’étreinte peut-elle être autre chose que la promesse de ce déchirement prochain ?”

“…- ma mémoire redevenue une page vierge où enregistrer enfin le poème du monde.”

“Plus grumeleux, je ne connais que le chancre.”

Magnifique n’est-ce pas ? ainsi mon livre sur chaque page a vu fleurir des marques discrètes afin de garder vivant le souvenir de vos mots éternels.

Monsieur Chevillard, Cher Eric si j’osais, vous êtes absent du réseau social bleuté, aussi il m’est difficile de vous tapoter sur la tête pour attirer votre attention. Quel dommage ! Dijonnaise d’adoption, tout comme vous, certaines de vos réflexions résonnent en moi, bien plus qu’en n’importe quel parisien, ou autre provincial non dijonnais (pauvre créature). La nouvelle antre d’Oreille Rouge ? et c’est tout de suite le joli village de F. qui grandit sous mes yeux. Les jeunes gens des associations humanitaires ? La rue du B. bien sûr, que tous les samedis je contourne prestement pour éviter le harcèlement caritatif. Ahhh, que de souvenirs communs pour deux existences si dramatiquement parallèles. Si je n’avais pas peur de troubler votre retraite, je vous inviterais, comme ça, mine de rien, en tout bien tout honneur, à boire un café. Mais je connais trop votre goût pour la discrétion, la réponse me semble hélas, connue d’avance. C’est bien regrettable. Vous auriez pu constater que d’une part votre lectorat n’est pas composé uniquement “de dames d’un certain âge qui s’ennuient.”, je suis moi-même jeune assez encore, et point tout à fait décrépite, et d’autre part que le gratin de chou-fleur, que je cuisine à la perfection et dont je vous aurais amené une portion-maison, est un mets tout à fait délicieux que vous dénigrez de manière fort injuste tout au long de votre livre. Et c’est bien le seul reproche que je pourrais vous adresser concernant cette oeuvre magistrale qu’est L’auteur et moi, trop de chou-fleur tue le chou-fleur.

Monsieur Chevillard, Cher Eric, je ne sais si ces quelques mots parviendront jusqu’à vous. Que le doute est puissant quand l’issue est incertaine. Mais trop longtemps en moi enfouis, il fallait enfin que je vous les écrive.

Avec toute l’admiration pour l’auteur que vous êtes, je vous prie d’agréer l’expression de mon respect le plus sincère. Merci.

Anne V.

P.S.: Certains auront l’impudence de voir en ce texte une tentative de drague éhontée, il n’en est rien, c’est bien mal me connaître. Je ne voudrais en aucun cas troubler la quiétude ménagère de quiconque.

P.S. bis: D’autres encore verront dans cette lettre une façon et pour le dire crûment, de botter en touche par rapport à un texte dont je ne saurais que dire. Ceux-ci auront lu en moi avec plus de discernement, L’auteur et moi m’a passionné (ahhhh la fourmi), agacé, ennuyé, enjoué, tout en déjouant par avance toutes les remarques que j’aurais pu exprimer. Me voilà donc bien inutile chroniqueuse, si ce n’est lectrice. Il a bien fallu que je m’en débrouille autrement.

Ed. Les Editions de Minuit

Chronique livre : Tous les diamants du ciel

de Claro.

Claro, l’homme qui écrit/traduit/lit/dézingue/statue/cuisine plus vite que son ombre, revient chez Actes Sud avec Tous les diamants du ciel, sans doute son roman le plus accessible, en tous cas parmi ceux que j’ai pu lire.

Rigoureusement construit en six chapitres de trois parties, chacun d’entre eux implanté en un (ou deux) lieu(x), sur une période de temps donnée, Tous les diamants du ciel a pour point de départ un événement historique : l’empoisonnement massif, en 1951, des habitants de la petite commune de Pont St Esprit dans le Gard, empoisonnement qui a provoqué pendant des semaines des phénomènes hallucinatoires difficilement maîtrisés par un corps médical et des autorités dépassés. Il faut un coupable, et avant de dénicher celui qu’on pourra juger en enfermer, c’est le pain qu’on accuse de tout ce grand fatras. C’est le pain qu’on accuse, notre héros tout relatif sera donc l’homme qui manipule le pain dès sa sortie du four, Antoine, mitron ex-enfant de choeur qu’on devine déjà légèrement algamatophile (lecteur démmerde-toi).

S’ensuit une plongée dans la psyché explosée par l’acide d’Antoine, et dans la psyché du village tout entier. La France rurale de l’après-guerre (mondiale) mais des débuts de la guerre (froide), se transforme cocotte-minute bouillonnante dans laquelle on voit des tigres et on se jette par les fenêtre. On fait des hypothèses, celles d’une farine souillée par l’ergot du seigle, et puis aussi plus récemment, d’expérimentations de la CIA d’une substance qu’on devinait d’avenir dans l’affrontement des blocs : le LSD. On quitte alors Antoine, pour trouver Lucy dont le goût de la chimie, et les méthodes sans façon qu’elle utilise pour se la procurer, la transforme vite en taupe de la CIA, goûteuse et distributrice de cet acide dont on n’a pas fini de tester les effets.

Bref, ne racontons pas tout, l’histoire n’étant d’ailleurs qu’un prétexte à l’écriture. Comme à son habitude, l’écriture de Claro réussit à créer tout un monde et ses ramifications à partir de presque rien, une feuille qui tombe ou l’anse d’une tasse à café, un monde rempli d’électricité dans lequel tout serait relié à tout et à rien, foisonnant, impoli et musical, un monde où tout persiste alors que rien n’existe. Le LSD, sujet rêvé alors, de l’auteur qui n’a, je pense, pas d’autre but que de plonger le lecteur, juste par la force de l’écriture, dans son vertige acide, tout comme il nous invitait à y plonger les mains.

Mais là où les lueurs verdâtres du radium hantait, “impressionnait” le lecteur de Cosmoz, et le faisait vibrer tout entier, le LSD, sujet sans doute trop évidemment, trop implicitement présent dans toute l’écriture de Claro apparaît comme normal, là où l’hallucination aurait été de rigueur. On admire toujours la virtuosité de l’écriture qui nous “entourbillonne”, cette manière d’aborder l’Histoire, ici de raconter les mutations rapides du monde de l’après-guerre sous un angle plus qu’original (il est question notamment des moyens de domination et de contrôle généralisé de l’esprit par la chimie ou par le sexe). Mais il manque un petit truc, et si l’écriture de Claro comble notre soif de mots et rassasie et ensemence notre esprit, elle ne réussit pas vraiment à faire vibrer la petite fibre sensible du lecteur, et à complètement le renverser.

Rien de rédhibitoire, Tous les diamants du ciel est assez passionnant, moins complexe que le livre-monstre/livre-monde qu’est Cosmoz et donc sans doute plus accessible pour ceux qui ne connaissent pas encore l’écriture de Claro. Juste, la prochaine fois, j’aimerais bien qu’il me déchire le coeur, en plus de tout le reste.

Ed. Actes Sud