Chronique livre : Se survivre

de Patrick Autréaux.

– Il y a plusieurs nudités. Dans des bras, sur un lit ou un brancard. Des nudités nues et certaines très habillées. Qu’importe celle que tu choisis. C’est là qu’est ta nouvelle prose. Aussi simple que ce que tu viens de faire. Aussi difficile et aussi simple que ça.

sesurvivreVoilà un livre singulier et inclassifiable comme savent si bien le faire les éditions Verdier. Au frontières de l’autobiographie, de la poésie et du roman, Patrick Autréaux raconte de quelle manière la maladie l’a transformé, ou plutôt a révélé en lui l’écrivain.

Si le livre revient de manière bouleversante sur les débuts de la maladie et sa prise en charge clinique par le corps médical, le lecteur a pourtant bien l’impression que l’essentiel du livre tient dans ses dernières pages. Continuer la lecture de Chronique livre : Se survivre

Chronique livre : Fantôme

de Sigismund Krzyzanowski.

Le « ? » avait à peine effleuré le ‘je’ que celui-ci avait détalé à toutes jambes, pour parler vulgairement, fuyant sa patte crochue.
Et le Sage mourut.

fantome2Recueil de nouvelles de Sigismund Krzyzanowski, auteur d’expression russe qui a failli tomber dans l’oubli, Fantôme est publié par les décidément indispensables éditions Verdier. L’ensemble des nouvelles regroupées ici montre à la fois la belle diversité de l’inspiration de l’auteur, mais également une certaine unité thématique.

Certains motifs se répètent jusqu’à l’obsession : fascination pour le corps, la chair morte ou vivante, découpée, malmenée, putrescente. Ainsi dans La fugue, la main d’un pianiste se détache de son corps pour reprendre sa liberté, dans un chemin initiatique douloureux. Continuer la lecture de Chronique livre : Fantôme

Chronique livre : Eloge des voyages insensés

de Vassili Golovanov.

“Puis un beau jour, lui – l’esclave de son travail – achève son livre.
C’est le moment le plus effrayant : en un éclair il comprend qu’il est mort. Il avait un livre : c’était une aventure, un jeu, une création, une souffrance, un exil, et soudain, il n’a plus rien.”

Je ne remercierai jamais assez le quidam m’ayant soufflé le titre de ce livre absolument magnifique de Vassili Golovanov. Eloge des voyages insensés fait partie des livres qui peuvent changer une vie, si, je vous assure, de ces livres qui font bouger des trucs à l’intérieur, des bases, fondements ou certitudes, qu’on croyait pourtant bien accrochés.

Vassili Golovanov est russe, journaliste. Il est marié, il a un enfant et un rêve, un rêve de Grand Nord, un rêve d’île. Cette île, ce sera Kolgouev, bout de toundra circulaire, misérable, dans la mer de Barents. Il y retournera trois fois. Eloge des voyages insensés raconte essentiellement son deuxième voyage dans l’île. Mais ce fil conducteur n’est qu’un prétexte. Vassili Golovanov ne s’interdit rien dans sa narration. Son esprit et son écriture vagabondent, explorent, les lieux et les êtres. Il entremêle ainsi les voyages, ceux dans l’île, bien sûr, mais également les autres. Voyages géographiques ou voyages intérieurs, le récit bifurque ainsi en permanence, prenant l’aspect d’une longue errance, qui peu à peu prend forme, se dessine, et finit par trouve son cap, sa cohérence, dans la multiplicité même des pistes suivies.

Eloge des voyages insensés est un livre qui se lit avec lenteur, une lenteur qu’il faut accepter, qui fait partie du processus. Cet éloge invite à la méditation. L’esprit du lecteur est happé par le discours, mais le pouvoir d’évocation de ces pages entraîne plus loin, et les pensées s’échappent, s’émancipent, commencent à créer leur propre histoire, portées par l’écriture de Vassili Golovanov, mais s’en éloignant sans cesse avant d’y revenir toujours. Les strates du récit se mêlent aux strates de la méditation du lecteur, et c’est très beau, cet effet psychique qu’est capable de créer l’écriture, et qui en fait, ou devrait être, le fondement de toute écriture. Loin d’être achèvement, l’écriture se fait alors support, déclencheur, invitation. Le livre et son achèvement deviennent alors la première pierre d’une nouvelle vie, pour son auteur, mais aussi pour le lecteur.

Je ne m’étends pas, mais le livre brasse sans esbroufe mais avec une grande profondeur, une multitude de questions existentielles sur la quête de soi, de l’accomplissement, de l’amour. Vassili Golovanov sait, après quelques pages errantes, ramener le lecteur à l’essentiel par le miracle d’une phrase définitive qui vous cloue au mur. Le fin accélère le mouvement, elle est ravageusement russe, pleine de passions, de contrariétés mortelles, et de joies absolues. Ce livre est un miracle, un peu sauvage, un peu brut, une exploration de tous les espaces possibles, à lire, relire.

Ed. Verdier Collection Slovo
Trad. Hélène Châtelain

Chronique livre : Petite table, sois mise !

d’Anne Serre.

“Ils faisaient avec nous des choses qu’il est absolument interdit de faire avec les enfants.”

Il arrive parfois qu’un samedi sans énergie et sans envie, on tombe sur un petit truc qui d’un coup éclaire tout, vient tout chambouler, comme ça, mine de rien, tant et si bien qu’à la fin, on le ferme et on se dit, que voilà, la littérature, ça sert à ça, ça ne sert même qu’à ça, déplacer les repères, changer d’angle, opérer un glissement dans le coeur et l’esprit du lecteur.

Parce que la première partie de ce très court roman raconte des choses absolument ahurissantes avec une infinie lumière, elle déverrouille par sa beauté le sens moral du lecteur réticent d’abord, et puis consentant très vite, ce qui trouble infiniment.

Trois soeurs, et les deux parents dans une maison bourgeoise. La narratrice est une des trois gamines, et des années ont passé. Le livre est constitué en grande partie du récit de cette enfance peu conventionnelle, comment l’expliquer en quelques mots ? Disons que la famille et leurs amis ont globalement un mode de fonctionnement équivalent à celui d’une tribu de bonobos : tous leurs rapports sont conditionnés par le sexe, enfants compris. Voilà. Petite table, sois mise ! raconte donc une enfance qui navigue entre inceste et pédophilie.

“Le sexe de papa faisait nos délices. Nous n’étions jamais rassasiées de sa vue, de son toucher. Sa forme exemplaire se dressait avec une telle autorité, les plaisirs qu’il nous dispensait étaient si vifs, …”.

Mais le parti-pris, incroyable de courage d’Anne Serre, est celui de la joie et du plaisir. La narratrice ne retient, et ne veut retenir que ce qui est positif, ou du moins ce qui a permis positivement de construire sa vocation d’écrivain, et de se construire tout court. C’est truculent, jouissif, et lumineux et la honte du lecteur se dissipe très vite, trop vite, et ça bouscule cette honte qui s’efface au profit du plaisir. A moins que la narratrice ne nous mente comme elle aimera à mentir plus tard.

“… comme si cette table au lieu d’avoir été celle de la joie et de l’excitation maniaque de mes émotions avait été celle d’un sacrifice, comme si l’on m’y avait amputée, torturée, démembrée, alors que moi, en ce temps-là, je songeais.”

La deuxième partie, le départ de la narratrice et ses premières années de vie adulte, volontairement plus décousue, travaille sur le motif central de son enfance, la table de la salle à manger, table de bois sombre ciré, lieu d’accueil et de réflexion des ébats.

“Et je trouvai que tout était bien, que le monde traçait en riant des boucles, des volutes, qu’il suffisait – comme je l’avais toujours su, toujours cru – d’être extrêmement attentif pour que vivre vous procure une joie terrible, pour que se fabrique une oeuvre d’art grâce à votre corps, à vos mains, à vos yeux, à votre pauvre coeur brisé.”

On peut admirer enfin le style magnifique d’Anne Serre, dont les replis des phrases ouvrent des mondes entiers, des failles béantes, et des rayons de lumière. Il y a des petits choses juste bouleversantes, des gouffres qui s’effondrent sous les pieds du lecteur à la moindre virgule.

Magnifique et ô combien courageux, Petite table, sois mise ! bouscule et bouleverse. Un grand moment, de ceux qui font bouger les fondations.

Ed. Verdier