Chronique livre : Atlas des reflets célestes

de Goran Petrović.

Comme la fantaisie était la denrée dont nous disposions en abondance, nous avons décidé de nous opposer au Vide avec la seule chose qui ne risquait pas de nous faire défaut.

atlasdesrefletscelestes800Fantaisie, c’est effectivement le terme qui s’impose à la lecture de cet Atlas des reflets célestes. Goran Petrović ne s’interdit rien et déploie des trésors d’inventivité pour nous raconter cette histoire sans toit ni loi.

Une maison abritant une bande de huit colocataires un peu farfelus. Nos protagonistes décident que tout de même, un toit ce n’est pas pratique pour regarder le ciel. Alors, ni une ni deux, ils l’enlèvent. Ce qui n’est pas sans provoquer quelques désagréments, mais plus que l’eau du ciel, c’est plutôt la salive des voisins qui leur donne du fil à retordre. Voilà le fil de l’histoire, mais qui n’est guère qu’un fil parmi une toile beaucoup plus vaste, un tissage chatoyant, une tapisserie lunaire.

Composé de courts chapitres, agrémenté chacun de la description d’une œuvre d’art réelle ou fictive, il est agréable de se perdre dans cette géographie de l’imaginaire, même si le labyrinthe est parfois particulièrement ramifié. La liberté, l’extravagance, l’originalité de la forme, l’attention à ses personnages qui grandissent, apprennent, franchissent des caps séduisent et touchent le lecteur. Par ailleurs le travail de l’éditeur sur l’objet-livre est tout à fait séduisant, la beauté du papier crème, cette première page rouge, c’est vraiment du bel ouvrage. Une belle découverte donc, la tête dans les nuages.

Ed. Les éditions noir sur blanc
Coll. Notabilia
Trad. Gojko Lukić

Chronique livre : Minsk cité de rêve

d’Artur Klinau.

J’aimais observer les façades de la Ville Jaune, y repérer des absurdités invisibles pour le passant pressé, mais manifestes pour quelqu’un qui étudiait la logique de l’architecture.

minskChers lecteurs. Les livres inachevés s’empilent sur ma table de nuit. Mes auteurs et mes éditeurs préférés me tombent des mains. Je baille d’ennui au bout de quinze pages si l’étincelle n’a pas déjà eu lieu. Non non, ne vous méprenez pas. La littérature n’est pas morte. Je n’ai juste pas la tête à ça en ce moment. Aussi quand une petite pépite me tombe dans les mains et me passionne de bout en bout, la surprise n’en est que plus éclatante et mérite que je me fende d’un petit billet.

Nouvelle publication de la toute jeune mais déjà grande maison d’édition Signes et balises, Minsk cité de rêve séduit d’abord par son petit format pratique, son esthétique épurée, la douce couleur de son papier (légèrement jaune comme la ville elle-même ?). Puis la découverte, une petite vingtaine de photos pleine page, disséminées dans le texte, de la ville de Minsk. Que voulez-vous, moi les images dans le texte, depuis que je suis toute petite, ça me fait craquer. Je cherche à reconstituer l’histoire par anticipation en sautant d’une illustration à l’autre, Jules Verne, Théophile Gautier et la Comtesse de Ségur, ils y sont tous passés à la moulinette de mes réinventions romanesques anticipées. L’exercice est bien entendu un peu plus acrobatique avec le magnifique Minsk cité de rêve. Entrecroisant dans de courts chapitres souvenirs et histoire de la ville, l’auteur emmène le lecteur dans une déambulation dans le temps et dans l’espace. La ville de Minsk se construit et prend vie sous nos yeux, de son architecture à ses habitants, de sa géographie à ses histoires. Travail d’orfèvre, le texte construit, déconstruit, reconstruit patiemment chaque recoin de la ville dans une prose poétique et entêtante.

J’aimais rechercher dans le texte de cette ville les étranges messages chiffrés qu’une main inconnue avait composés à l’intention d’un lecteur inconnu.

Artur Klinau joue des répétitions et du martèlement dans cette Cité du soleil située dans le Pays du bonheur. C’est un discours lancinant qu’on lui a appris, il y a du soleil au Pays du bonheur et on est heureux dans la Cité du soleil. Les Palais y sont majestueux, les places immenses, les statues fantastiques et les parcs accueillants. Mais progressivement, le discours et les murs se fissurent, le labyrinthe se complexifie. Il y a quelque chose du nouveau roman dans cette manière d’aborder la ville par sa géographie et son architecture. Mais pourtant ici il n’y a pas volonté de perdre, mais plutôt de révéler. Les façades et les moulures deviennent discours politique, l’éclat de leur face et surtout le délabrement de leur pile. Je ne vous en dit pas plus, je préfère vous laisser découvrir.

Passionnant, magnifiquement écrit et traduit, d’une rare intelligence, Minsk cité de rêve est une lecture salutaire et indispensable. Alors, qu’est ce qu’on fait maintenant ?

Ed. Signes et Balises.
Trad. (du russe) Jacques Duvernet.

Chronique livre : Les autres histoires d’amour

de Lucian Dan Teodorovici.

lesautreshistoiresRacines est décidément du côté de l’amour ces temps-ci. Après la délectable catastrophe que constituait Cinquante nuances de Grey, voici Les autres histoires d’amour, un recueil de nouvelles originales et touchantes qui nous viennent tout droit de Roumanie.

Les autres histoires d’amour ce sont ces histoires d’amour finalement banales, habituelles, même si jamais rien n’est banal dans l’amour. Disons que Les autres histoires d’amour ce sont toutes celles dans lesquelles il n’y a pas de prince et de princesse, juste toi, moi, le voisin de pallier. C’est l’anti Fifty shades.

De ce recueil de nouvelles, dont certaines d’ailleurs se répondent et font jouer les mêmes protagonistes, émane une grande mélancolie. Les personnages s’interrogent sur leurs amours, se remémorent d’autres histoires d’amour ou découvrent les secrets amoureux d’inconnus. Il y a une espèce de distance là-dedans, de détachement qui fait beaucoup penser l’écriture de Jean Cagnard. L’écriture est simple, presque abrupte par moment dans son dénuement, cette volonté de dégraisser au maximum comme finalement en dire plus avec moins. Il n’y rien de lourd ou d’asséné dans cette écriture qui prend le parti-pris de la distance et de l’ironie discrète. Et si elle déstabilise un peu au début, ça fonctionne plutôt bien sur la durée. Ça fonctionne d’autant mieux que la lecture nous permet de retrouver des personnages abandonnés le temps de quelques autres nouvelles. Les personnages prennent donc progressivement corps et épaisseur à mesure que reviennent leurs pensées, leurs souvenirs. Cet homme marié a perdu sa précédente compagne dans un accident de voiture, le passé de sa femme resurgit en pleine nuit de noces, cet acteur utilise les rôles qu’il joue pour pouvoir verser ses larmes à lui et vider son cœur gros.

Et pourtant, l’auteur tient le tragique à distance, il évoque plutôt qu’impose la peine et la souffrance, pour ne retenir finalement que la vie malgré tout, qui continue comme elle peut malgré l’amour et les blessures d’amour. Incisif et tendre, Les autres histoires d’amour intéresse, intrigue et interroge. Une très belle découverte.

Ed. Gaïa
Trad. du roumain Laure Hinckel.

Chronique livres et film : Cinquante nuances de Grey

 Fifty shades of Grey/Darker/Freed de E.L. James
Cinquante nuances de Grey réalisé par Sam Taylor-Johnson

fifty Partout on en parle, à la cantine, devant la machine à café, dans les journaux et à la télé. On en parle même en famille entre le fromage et le dessert. Tout le monde ne l’a pas vu ou lu, mais on en parle quand même. Ce sont ceux qui finalement ne s’y sont pas frotté qui en parlent le plus, le plus souvent pour cracher leurs glaires, les autres se taisent, mentent par omission ou défendent du bout des lèvres ce qui pourtant les a faits rêver pendant quelques temps. Cinquante nuances de Grey est un vrai phénomène de culture populaire, qui s’affranchit des classes sociales, qui s’infiltre partout et colonise tous les milieux et toutes les discussions. So, Mr Grey, to what do you owe your success ?

Dans un monde moderne assez uniformément désenchanté et introspectif, Cinquante nuances de Grey prend radicalement le parti du conte contemporain et du roman initiatique et réaffirme inconsciemment et naïvement le droit au réenchantement. Le livre pourrait commencer par Il était une fois. Il était une fois donc une fille un peu lambda (Ana) qui rencontre un beau prince riche comme crésus (Christian). Mais ici, il n’y a pas de belle-mère revêche, seulement une pseudo méchante sorcière. Freud est passé par là et les obstacles ne viennent plus seulement de l’extérieur, mais de l’intérieur. Le beau prince est torturé, et la jeune fille un peu lambda va devoir exorciser les démons de son prince. Il y a bien évidemment de la Belle au bois dormant là-dedans, où le baiser du prince réveille les ardeurs sensuelles de la belle endormie. On pense également bien sûr à la chambre secrète de Barbe bleue (I was bored and curious dit Ana prise en flagrant délit de farfouillage dans la salle de jeux, That’s a very dangerous combination répond Christian) avec la playroom SM de Christian qualifiée plusieurs fois de « womb like » par Ana, soit quelque chose de féminin et matriciel. Les fouets et les plugs anaux remplacent ici les rouets et les pantoufles de vair, le dressing de la jeune fille remplace la baguette magique de la fée de Cendrillon, et les problèmes d’estime de soi de la part des deux protagonistes nous projettent directement dans l’univers de la bête et la belle (qui est la belle, qui est la bête d’Ana et de Christian dans Fifty shades ?). Ces références, implicites, probablement inconscientes, mais pourtant évidentes irriguent l’ensemble du livre et réveillent chez le lecteur tout un imaginaire enfantin, tout un socle culturel pétri d’obstacles mais surtout de rêves, d’amour et d’espoir que la vie quotidienne se charge de museler. Il y a donc quelque chose d’assez puissamment efficace dans cette trilogie, cette volonté obstinée, naïve, volontaire, enjouée et enfantine de ramener de la magie et du rêve dans la tête des lecteurs et de réaffirmer le pouvoir de la fiction. Et on pense à Ana qui inlassablement demande à Christian pourquoi tout ce luxe ? Et Christian de répondre inlassablement Because I can. Pourquoi aujourd’hui raconter une histoire d’amour mille fois déjà lue ? Eh bien parce que c’est possible et que c’est fun.

fifty-filmAlors évidemment, on ne peut pas uniquement réduire le succès de Fifty shades au seul recours au conte et à l’imaginaire du conte. Une autre explication de l’immense succès de cette trilogie repose évidemment sur son utilisation de l’érotisme et du sexe comme appât. Mais non pas un érotisme du bout de la plume, non, un mélange étrange, une insertion de la crudité et du BDSM dans le fantasme. Car on n’est pas non plus ici dans le réalisme mais toujours dans le conte, dans un sexe et des pratiques absolument fantasmés, faussement dangereux et véritablement érotiques. Ana n’a jamais connu le loup mais réussi à enchaîner les orgasmes à la vitesse de l’éclair, Christian enflamme sa partenaire au moindre coup d’œil et réussit à lui faire quinze fois l’amour en une heure, Ana est toujours oh so ready et accueille toujours avec un enthousiasme jamais démenti (et la lectrice de se demander mais bon sang elle n’a jamais de brûlures vaginales????) son partenaire et ses accessoires. L’auteur s’affranchit donc ici aussi complètement du réalisme pour proposer une vision purement projetée du sexe. Elle grattouille dans les fantasmes les plus banals et communs et qui finalement restent relativement sages. L’approche de ces scènes gardent cette espèce de naïveté et d’enthousiasme qui irrigue l’ensemble de la trilogie. Ici le sexe fait globalement beaucoup de bien, délivrance et plaisir, moyen de communication. La vision est positive et décomplexée et si de la culpabilité et du tabou persistent encore dans les deux premiers tomes, la fin du dernier tome résolument optimiste (ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants) tend vers l’acceptation joyeuse et érotique des pratiques particulières de Mr Grey.

D’un point de vue littéraire, il n’y a évidemment pas grand chose à trouver dans Fifty shades. La lecture en version originale permet de faire passer la pilule de la médiocrité de l’écriture, grâce à la vitalité et au côté ludique de l’anglais parlé et de son vocabulaire populaire qui personnellement me met en joie. Mais ça reste beaucoup trop long et globalement très mal écrit. Une des forces de la construction, mais qui finit par être lassante au bout du troisième tome, réside dans la manière dont l’auteur joue des répétitions. Elle dissémine dans son texte quelques phrases qui sont répétées à l’envi, des phrases et expressions courtes, simples, mais qui finissent par s’insinuer dans l’esprit du lecteur et provoquent un étrange phénomène d’addiction. Il y a également quelque chose du conte dans cette façon de procéder, de répéter inlassablement ces motifs récurrents. L’habituation permet paradoxalement de se sentir chez soi au sein du conte, de cet univers fantasmé et cathartique, et du coup étrangement familier.

Le film a d’ailleurs complètement choisi ce parti-pris du conte initiatique et érotique, en expurgeant le livre de ses scènes trop crues et visiblement, ça fonctionne toujours, du moins pour les fans dont la mémoire et l’imaginaire peuvent tricoter autour des scènes projetées. Plutôt bien interprété et servi par une bande originale particulièrement maligne et efficace, le film mériterait cependant d’être vu à mon sens à distance de la lecture du livre pour pouvoir réussir à en parler avec un minimum d’objectivité (ce qui est bien sûr l’absolu fond de commerce de ce blog de mauvaise foi).

Mal écrit, souvient ridicule mais pourtant diaboliquement efficace et viral, Fifty shades, c’est un peu le livre qu’on déteste adorer, qui nous empêche de dormir la nuit et qui, le temps de quelques semaines, réenchante le quotidien. Parfois, il faut juste assumer d’être une putain de midinette, et d’imaginer que peut-être quelque part, il y aura peut-être quelques shades of Grey qui nous susurreront à l’oreille après nous avoir fait l’amour : We aim to please, Miss A.

Ed. Arrow books

Chronique livre : Et quelquefois j’ai comme une grande idée

de Ken Kesey.

Une rivière lisse, d’apparence calme, qui dissimule le cruel biseau de son courant sous une surface lisse…apparemment calme.

etquelquefoisC’est mon livre monstre de l’année, celui que j’ai mis six mois à lire parce que tout simplement j’avais envie de le lire “bien”, j’avais envie qu’il dure encore et encore. Et quelquefois j’ai comme une grande idée de Ken Kesey est un roman total, omniscient, omnipotent, dans lequel on est aspiré, immergé et par lequel on est mâchouillé, dévoré, englouti . Continuer la lecture de Chronique livre : Et quelquefois j’ai comme une grande idée