Chronique livre : Tout passe

de Gabriel Josipovici.

Dans une pièce vide au plancher nu, un homme regarde par une fenêtre au carreau cassé. Et c’est tout. Voilà l’histoire de Tout passe, minuscule roman (par le nombre de ses pages), mais grand roman (par la beauté de son texte). Tout passe est un petit objet minimaliste, pointilliste, impressionniste dans le sens où il “impressionne” l’esprit du lecteur, il le marque d’images, de musique et de mots.

Tout passe. Le bien et le mal. La joie et la peine. Tout passe.

Tout passe oui mais parfois pourtant l’esprit s’accroche à des souvenirs, parfois seulement des bribes, des éclats. Et ce sont ces bribes que cet homme à la fenêtre se remémore. Et à partir de ces quelques fragments, le lecteur peut reconstituer une vie entière, combler les vides.

Avec une incroyable économie de mots, Gabriel Josipovici amène le lecteur à embrasser la vie et l’oeuvre de cet homme à sa fenêtre. Manque d’écoute, amour d’enfance refoulé, intransigeance, passion pour la littérature, le portrait dressé par l’auteur n’est pas tendre, voire même violent, derrière la beauté miniature du style, et la douceur générale qui se dégage de ce livre dépouillé.

Et puis en creux, le portrait d’un écrivain, condamné à regarder la vie des autres depuis sa tour d’ivoire, et de regarder sa propre vie faute d’avoir réussi à la vivre. Beau, tragique et bouleversant.

Ed. Quidam Editeur
Trad. Claro

Chronique livre : Karoo

de Steve Tesich.

Il se demanda s’il avait jamais vraiment aimé quoi que ce soit dans la vie. (…). Si ce qu’il avait aimé depuis toujours n’était pas juste la possibilité du retour sur investissement personnel qu’il y avait à les aimer.

Quand on a attendu aussi longtemps un livre, y mettre le nez devient une opération à haut risque. Et si on était déçu ? Et si Karoo n’était pas le chef-d’oeuvre derrière lequel le monde entier hurle au génie ?

Saul Karoo, écrivain raté mais rafistoleur génial, gagne (très bien) sa vie en réécrivant les scénarios des autres. Presque divorcé d’une bombasse blonde, père d’un fils adopté, incapable de supporter le moindre instant d’intimité avec ses proches, Saul Karoo vacille quand l’ivresse le quitte. Car l’ivresse Saul n’arrive plus à l’atteindre, même complètement imbibé, Saul se voit refuser les rassurantes portes de l’ébriété. Et voilà Saul Karoo, obligé de supporter son extrême lucidité sur le monde, d’assumer son incapacité à appartenir au monde. Et puis un jour, la vie lui donne l’occasion de se réécrire, de racheter tout ce qu’il a raté. Ça ne marchera pas vraiment comme il l’a imaginé.

Drôle de livre que ce Karoo, bien difficile à qualifier. Il y a là-dedans plusieurs livres en un, malheureusement assez inégaux, et surtout dont le niveau est décroissant plus la lecture avance, ce qui laisse un goût assez mitigé dans la bouche. La première moitié est jubilatoire en même temps que cauchemardesque. Le cynisme total dont fait preuve Saul Karoo, et par extension son auteur, dévaste tout sur son passage. Il trouve son paroxysme dans ces scènes de tête à tête entre Karoo et sa femme, Dianah, monstrueuse créature auto-sanctifiée. C’est méchant, mais parfaitement juste, drôle, et douloureux jusqu’à l’agonie. L’humanité que nous donne à voir Steve Tesich n’est pas particulièrement brillante. Et même les “innocents” de l’histoire, ne seront finalement que des amants incestueux.

On admire vraiment la virtuosité des 450 premières pages, la construction de ce personnage complexe, véritable connard mais pourtant fondamentalement humain dans son pathétisme. Et pourtant la belle mécanique se casse la gueule après que le projet de rédemption de Saul Karoo a échoué. Le point du vue change (du “je” on passe au “il”). Pourquoi cette mise à distance soudaine de son personnage ? Après avoir été si proche de Karoo, le lecteur est invité à le regarder se débattre de loin, et malgré (à nouveau) une belle scène de dialogue entre Karoo, et le démoniaque producteur Cromwell, l’intérêt se noie d’autant plus vite qu’on a deviné grosso modo comment tout ça allait se terminer depuis environ 300 pages. Le coup de grâce est porté par un dernier chapitre vraiment très faible, au lyrisme désolant. Mais sans doute est-ce le but, nous prouver, jusqu’à la dernière minute, qu’il y a certaines personnes chez qui rien n’est à sauver.

On oubliera donc une bonne grosse centaine de pages, pour ne garder que l’essentiel. Le regard à la lucidité monstrueuse, la noirceur du désespoir, et quelque chose d’une mélancolie fondamentale que rien ne pourra jamais apaiser.

(…), il sait maintenant qu’aucun moment sans amour ne peut-être rattrapé.

Ed. Monsieur Toussaint Louverture
Trad.  Anne Wicke

Chronique livre : Somaland

d’Eric Chauvier

(En l’absence d’étude d’impact fiable, la seule dramaturgie de l’événement peut garantir sa légitimité.)

Tu commences Somaland, et tu t’étonnes. Tu ne savais pas qu’Eric Chauvier écrivait de la fiction. Et puis tu continues un peu, et le doute s’installe. Tout ça est trop énorme pour être totalement faux. Tu farfouilles un peu sur la toile. Et puis tu comprends que non, Somaland n’est pas une fiction. Et tout le long de la lecture, tu es obligé de te répéter comme un mantra Somaland n’est pas une fiction, pas une fictionpas une fiction

Somaland est donc un recueil d’entretiens menés par Eric Chauvier dans une commune lourdement industrialisée. Interrogeant élus, habitants, scientifiques, administratifs, l’anthropologue essaie de cerner la perception du risque et sa prise en compte, les liens existants (ou pas) entre population locale et industries. Le résultat est pour le moins instructif…

C’est devenu difficile de faire n’importe quoi. (Un élu)

Mais son enquête prend un virage inattendu. Eric Chauvier est interpellé par Yacine, un habitant d’un quartier déshérité en plein milieu de la zone industrielle. Yacine raconte la désagrégation physique et psychique de sa copine Loretta, désagrégation qu’il met sur le compte d’une substance chimique, le silène. Sans prendre au sérieux plus que ça Yacine, Eric Chauvier tente néanmoins d’interroger les responsables sur la substance. Et là, un mur.

Et puis bon, surtout, j’insiste là-dessus : comment vos riverains pourraient-ils parler de quelque chose qui n’a pas d’odeur? (Un élu)

Et ce n’est pas tant la théorie du silène qui intéresse Chauvier, mais plutôt la manière expéditive de ne pas répondre à la question de la part des élus, scientifiques, industriels, administratifs. La substance devient alors le révélateur du fonctionnement de la micro-société de Somaland, un univers où le discours et la fiction se substituent à la science, où la gestion des risques se résume à une gestion purement politique des risques.

(… Observons cependant qu’à Somaland, ce dont on ne parle pas n’existe pas ; la force d’un discours politique réside dans sa capacité à rendre acceptable le déni de ce qui nuit à l’édification de son autorité. (…) : n’existe que ce qui est prévu d’exister. (…))

Gare donc à celui qui cherche, qui essaie de comprendre quelque chose à Somaland. Il n’y a pas sa place. Toute tentative de faire entendre une voix, d’interroger, d’obtenir une réponse fiable est vaine.

(…) tout désir de savoir est voué à la solitude.

Mais au-delà de la réflexion sur le discours et la gestion des risques, ce qui est absolument passionnant dans Somaland c’est le dispositif mis en place par l’auteur. Reprenant mot pour mot (en changeant les noms) les entretiens enregistrés, Eric Chauvier y intègre des “commentaires” sous forme de didascalies. Le texte ressemble donc à du théâtre, et c’est dans cette forme que Somaland puise toute sa force. Véritable et vertigineuse mise en abyme, la forme théâtrale sert de révélateur à la fiction pure que constitue le discours sur la gestion des risques industriels en France.

Somaland se lit dans un souffle, avec passion, angoisse et effarement. Puissant et immense.

Et je crois que les gens finissent par savoir ça, par se rendre compte que leur vie quotidienne n’est pas compatible avec le fait de penser aux risques industriels. (Madame le maire de Somaland)

Ed. Allia

Chronique livre : Ils ne sont pour rien dans mes larmes

d’Olivia Rosenthal.

Après l’inégal mais tout à fait passionnant Que font les rennes après Noël ?, Olivia Rosenthal nous propose ce très court texte, composé d’une succession de témoignages complètement réécrits. Dans chacun de ces témoignages, elle interroge des anonymes sur le film de leur vie, celui qui les bouleverse à chaque fois, qui fait vibrer quelque chose de profondément intime en eux. Elle se prête d’ailleurs à l’exercice, deux fois, en prologue et épilogue, de manière vertigineuse et poétique.

Il ne sont pour rien dans mes larmes est un pur livre de cinéphile, qui n’essaie en rien de parler des films de manière analytique, mais laisse parler l’émotion pure, désordonnée, bouillonnante. Peu importe si les liens ne sont pas toujours clairs, ce qui compte c’est la corde qui vibre, encore et toujours. Olivia Rosenthal utilise dans la bouche de ses témoins une écriture blanche, assez neutre. Ce parti-pris, déjà utilisé dans Que font les rennes après Noël ?, permet au lecteur de ne pas être parasité par le style, et d’atteindre l’émotion au plus court.

Mais ce sont surtout les deux récits d’Olivia Rosenthal elle-même qui ravagent complètement le lecteur. L’écriture blanche se transforme en un flux poétique brut, l’émotion déborde alors, les choses cachées refont surface. Et je ne vous dirai rien de son texte sur les Parapluies de Cherbourg, film qui me vide les glandes lacrymales à chaque fois, il est tout simplement bouleversant.

Un livre intime et vibrant à conseiller à tous les gens qui ont déjà pleuré et à tous ceux qui doute de l’utilité de l’Art.

Ed. Verticales

Chronique livre : L’urgence et la patience

de Jean-Philippe Toussaint.

Jolie petite pépite que ce recueil de textes de Jean-Philippe Toussaint. Les textes de ce volume ont été publiés ici ou là puis assemblés. Leur point commun, l’écriture. Toussaint explique comment Crime et châtiment a changé sa vie, lui donnant le déclic de l’écriture, puis sa passion pour Beckett dont il a fallu pourtant se détacher pour trouver sa propre voie.

Mais ce qui est le plus émouvant, c’est la manière dont Jean-Philippe Toussaint nous ouvre la porte de ses propres coulisses, ce qui personnellement m’a toujours fasciné. Qu’y a t’il dans l’antichambre de la création ? Comment ça marche ? Qu’est-ce qui compte pour un écrivain quand il écrit ? D’où vient son inspiration ? Autant de phénomènes qui pour moi relèvent de la magie pure. Jean-Philippe Toussaint écarte doucement le rideau de son art. Démystification amusée, lucide, mais surtout très touchante, le mystère reste évidemment entier.

Ce qui est le plus touchant, c’est que malgré tout son talent, son expérience et ses succès, l’écrivain Jean-Philippe Toussaint reste avant tout un lecteur passionné, amoureux des livres et de l’écriture des autres. Cette innocence intacte face à la puissance de l’écriture rayonne dans ce petit ouvrage lumineux.

Ed. Les éditions de minuit