Chronique livre : Ils ne sont pour rien dans mes larmes

d’Olivia Rosenthal.

Après l’inégal mais tout à fait passionnant Que font les rennes après Noël ?, Olivia Rosenthal nous propose ce très court texte, composé d’une succession de témoignages complètement réécrits. Dans chacun de ces témoignages, elle interroge des anonymes sur le film de leur vie, celui qui les bouleverse à chaque fois, qui fait vibrer quelque chose de profondément intime en eux. Elle se prête d’ailleurs à l’exercice, deux fois, en prologue et épilogue, de manière vertigineuse et poétique.

Il ne sont pour rien dans mes larmes est un pur livre de cinéphile, qui n’essaie en rien de parler des films de manière analytique, mais laisse parler l’émotion pure, désordonnée, bouillonnante. Peu importe si les liens ne sont pas toujours clairs, ce qui compte c’est la corde qui vibre, encore et toujours. Olivia Rosenthal utilise dans la bouche de ses témoins une écriture blanche, assez neutre. Ce parti-pris, déjà utilisé dans Que font les rennes après Noël ?, permet au lecteur de ne pas être parasité par le style, et d’atteindre l’émotion au plus court.

Mais ce sont surtout les deux récits d’Olivia Rosenthal elle-même qui ravagent complètement le lecteur. L’écriture blanche se transforme en un flux poétique brut, l’émotion déborde alors, les choses cachées refont surface. Et je ne vous dirai rien de son texte sur les Parapluies de Cherbourg, film qui me vide les glandes lacrymales à chaque fois, il est tout simplement bouleversant.

Un livre intime et vibrant à conseiller à tous les gens qui ont déjà pleuré et à tous ceux qui doute de l’utilité de l’Art.

Ed. Verticales

Chronique livre : Tangente vers l’Est

de Maylis de Kerangal

Pas grand chose à dire sur ce court roman, ou plutôt longue nouvelle, résultant du voyage organisé, en transsibérien, d’un certain nombre d’écrivains français. Autant j’avais été séduite par l’Alcool et la nostalgie de Mathias Enard, écrit dans des circonstances similaires, autant Tangente vers l’Est sent vraiment la production littéraire à tout prix, la concrétisation imposée d’une expérience collective, bref, les devoirs de vacances.

Ni l’histoire, plutôt banale, ni le style de l’auteur ne parviennent à convaincre. Le lyrisme, et la puissance de l’écriture de Maylis de Kerangal apparaissent plutôt déplacés dans cette petite histoire intime entre deux êtres. On sourit plus souvent qu’on est émus par la too-much-touch de l’auteur, fabuleusement exploitée dans Naissance d’un pont, assez inutile ici.

Pas grave, mais on sent quand même la fourberie éditoriale après le succès mérité de Maylis de Kerangal en 2010 avec son magnifique pont littéraire. Et ça, c’est plutôt désagréable.

Ed. Verticales

Chronique livre : Un ange noir

de François Beaune

Après Un homme louche, François Beaune nous présente Alexandre Petit, 37 ans au moment des faits, et sondeur pour la Sofres. Les faits en question, c’est la mort d’Elsa, une étudiante de 19 ans qui travaillait pour arrondir ses fins de mois également pour la Sofres. Elsa est retrouvée morte dans la baignoire de son studio lyonnais, au milieu de canards en plastique jaune. Alexandre Petit est tout d’abord suspecté, il a raccompagné la jeune fille après une soirée arrosée entre collègues. Depuis, Elsa est morte et Alexandre Petit a disparu. C’est son journal de cavale que François Beaune nous donne à lire, entrecoupé d’articles de la presse locale concernant l’affaire, et de lettres de sa mère, suppliant son rejeton de rentrer à la maison.

On connaissait déjà le goût de François Beaune pour les gens en marge, qui sauvent les apparences jusqu’au jour où tout craque. Il continue dans cette veine avec Un ange noir, beaucoup plus sombre, plus radical encore qu’Un homme louche. L’auteur nous plonge dans la tête de quelqu’un qui, comme il l’avoue lui-même n’est pas sympathique. Pire, Alexandre Petit est tout à fait révulsant. Certes pas tellement au début, mais plus le livre avance plus l’homme se dévoile (à lui-même et au lecteur), et plus on est effrayé par ce qu’on lit. Certes Alexandre Petit fait un peu pitié. Orphelin de père assez jeune, élevé par une mère visiblement castratrice, incapable de supporter l’échec, que ce soit à l’agrégation ou à Questions pour un champion, le personnage a parfois des mots juste sur la pression familial ou le monde qui l’entoure. Mais plus ça va, moins ça va, et Alexandre Petit qui, en fuite, ne prend plus ses médicaments, dérive totalement dans un délire paranoïaque, aigri et affreusement raciste. On a parfois l’impression d’être plongé dans le Essential Killing de Jerzy Skolimowski, à suivre un personnage auquel on aimerait s’identifier mais auquel on ne peut pas s’identifier tant ses actes sont ignobles, attraction et rejet se mêlent tout à la fois.

Cependant, le lecteur n’est absolument pas certain des actes d’Alexandre. Il dit tout et son contraire dans son journal, et part même à la recherche de celui qu’il pense coupable du meurtre d’Elsa, Franz un jeune SDF. C’est tout l’enjeu de ce livre. Alexandre Petit est-il vraiment coupable ? La pitié et l’aversion qu’il nous inspire ne faussent t’elles pas notre jugement ? Un ange noir peut se lire comme un polar dans lequel nous avons d’une part les éléments “officiels” douteux (les articles du Progrés), et d’autre part la version douteuse d’un des protagonistes. Autant Un homme louche conservait un côté humoristique, d’un humour décalé et assez désespéré, autant Un ange noir lorgne vers l’obscurité. Et c’est courageux de la part de François Beaune de ne pas faire de concession à la noirceur, de ne pas chercher la sympathie, de nous glisser dans la tête de ce type ignoble sans concession. Mais c’est aussi risqué, et le lecteur peut se sentir prisonnier de ce parti-pris. Heureusement, l’écriture de François Beaune n’a rien perdu de sa force, et épouse les contours fluctuants de la folie de son héros avec une déroutante et troublante aisance.

Sans doute moins directement “aimable” qu’Un homme louche mais mystérieux, angoissant, captivant et un poil étouffant, Un ange noir confirme le talent de son auteur pour créer des personnages hors-normes, inquiétants et pour immerger le lecteur dans leur folie. Brrrrr, très fort.

Chronique livre : Naissance d’un pont

de Maylis de Kerangal.

naissance_d_un_pont_450Naissance d’un pont raconte la naissance d’un pont, ou plutôt les histoires des gens et des lieux qui gravitent autour de la création de ce pont. Naissance d’un pont est donc un roman choral, même si raconté à la troisième personne. Dans ce genre casse-gueule, qui commence à accumuler les très grands livres et les très grands auteurs (Laurent Mauvignier, Nancy Huston), il n’est pas simple de tirer son épingle du jeu. L’implacable réussite de Naissance d’un pont n’en est que plus brillante, tranchant de manière abrupte avec l’intimisme des auteurs précédemment cités, pour se diriger vers un lyrisme et une amplitude impressionnants.

La première chose qui saute à la figure quand on commence Naissance d’un pont, c’est l’énergie. L’énergie qu’il y a dans cette écriture là est absolument incroyable, ébouriffante, voire par moment quasiment asphyxiante. Accumulant

dans des phrases immenses, nombre de propositions courtes, riches, diverses, foisonnantes, de Kerangal coupe le souffle au lecteur en imposant un rythme échevelé, à la mesure du rythme effréné du chantier de construction. Parfois un peu systématique, compact et trop composé, ce style tour à tour émerveille et agace. Mais l’ensemble que forme le roman qui en surgit est tellement vivant, fourmillant, qu’on oublie vite les agacements ponctuels pour vibrer avec ces personnages tous plus vrais, vivants les uns que les autres.

Maylis de Kerangal n’a pas la finesse psychologique de Huston ou Mauvignier, et en prenant un peu de recul sur le livre, on s’aperçoit vite que ses protagonistes ne sont pas sans cliché, quelques-uns étant même particulièrement stéréotypés. La Géographie et l’Histoire, ouvertement imaginaires bien que bourrées de référence, m’ont semblé tout de même par trop fantaisistes. Mais le nez dans le roman, plongé dans ce tourbillon de poussière, ciment, engins de chantier, vies des uns et des autres, difficile de discerner quoi que ce soit, à part cette énergie, le rythme incroyable de ce langage scandé, millimétré, lyrique et ample. Maylis de Kerangal nous enfume brillamment à la force de sa plume.

Outre les vies croisées, et la construction en elle-même du pont, le roman est également une ébauche de réflexion (car on est pas ici dans la réflexion pure, mais dans la description du moment) sur la notion de clivage, de frontière. Ce pont brise la frontière perméable qu’était le fleuve pour faire se joindre deux sociétés diamétralement opposées (voire trois avec la société indienne, l’expression « diamétralement opposées » devenant alors inadéquate), mais sa construction révèle aussi une disparité dans la société entre hommes de pouvoir (le maire, l’entrepreneur), et la bande de crève la faim pressurisée qui est là pour accomplir les désirs des plus grands. Maylis de Kerangal frôle également le thème de l’écologie, comment le chantier est arrêté en période migratoire par exemple, ou comment un personnage prend soudain conscience de ce que la construction de ce pont va anéantir. Mais tout ça ne va pas très loin et reste un peu superficiel.

Naissance d’un pont est le livre de l’instant présent, de l’homme bâtisseur et conquérant qui évite de se poser des questions pour atteindre son objectif, et c’est peut-être ça que de Kerangal veut dénoncer en nous hypnotisant de la sorte. Un parti-pris osé et courageux, mais qui, je vous l’avoue, me laisse un peu sur ma faim. Naissance d’un pont reste sans aucun doute un choc littéraire, une déflagration comme diraient les critiques. Reste à savoir comment vieillira ce pont, et quels seront ses effets à long terme sur l’environnement romanesque. Suspense.

Chronique livre : Que font les rennes après noël ?

d’Olivia Rosenthal.

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Passant outre le titre qui ne m’inspirait guère (« Que font les rennes après noël? » bouarf), je me suis tout de même laissée tenter par les critiques élogieuses du nouveau livre d’Olivia Rosenthal. Je ne le regrette pas. Mon faible pour les livres à plusieurs voix se trouve comblé ici.

Le récit (orienté bestioles) de la vie d’une femme, de son enfance à sa maturité, est entrecoupé par des témoignages, réécrits de manière parlée, assez neutre, de personnages ayant de près ou de loin à voir avec les animaux. Dresseurs, éleveurs, bouchers, techniciens de laboratoires pharmaceutiques, soigneurs de zoo, une panoplie de professionnels dont les rapports avec les animaux sont purement techniques, toute marque d’affection vis à vis des bêtes les empêchant d’accomplir convenablement leur mission. De ces témoignages se dégage la description d’un monde finalement inconnu, et pourtant totalement réel. En effet Olivia Rosenthal s’est sérieusement documentée sur les animaux, la législation qui leur est associée, la logistique qui entoure les bestioles (comment techniquement on fait venir des loups en ville ? comment on expérimente sur les animaux ? etc.). Tout ce qu’elle raconte est donc la réalité, et pourtant on a l’impression d’être plongé dans un monde proche de la science-fiction. Cette perte de repères, liée à la polyphonie des témoignages et des situations est particulièrement réussie.

Lovée au coeur de ce projet, vient se greffer une histoire plus classique (et plus casse-gueule), l’histoire d’une enfant, et son évolution jusqu’à l’âge adulte. Cette seconde histoire, écrite à la deuxième personne pour ajouter au trouble et à l’identification (Michel Butor et sa Modification a décidément fait des émules) est à la fois le fil conducteur du roman, et semble pourtant en être l’élément rapporté, l’objet de réflexion. Si le lien entre les deux histoires est ténu au premier abord, malgré la volonté de l’enfant d’avoir un animal domestique, le projet se dévoile peu à peu dans un jeu de miroirs vraiment troublant. De manière subtile, Olivia Rosenthal nous conduit à nous interroger sur la nature humaine par rapport à la nature animale, ou bien plutôt sur la différence ou la similarité entre les liens humain-animal et adulte-enfant. Bref, on s’interroge peu à peu sur domestication de l’humain. Après tout l’éducation n’est-elle pas la domestication de l’enfant afin de le rendre apte, conforme à la société dans laquelle on vit ? Les parents ne passent-ils pas leur temps à réprimer les instincts de l’enfant ou l’enfant est-il pré-programmé pour accepter et aimer sa domestication ? Et surtout comment se libère t’on des codes appris, des parents aimants ?

La réflexion que mène Olivia Rosenthal s’insinue en nous de manière discrète mais insistante, notamment grâce à la forme hyper contrôlée qu’elle a choisie. D’accord, cette forme, dans le premier quart du roman est parfois un peu maladroite à force de trop d’insistance (le triturage de “l’homme est un loup pour l’homme” n’est notamment pas convaincant, tout le binz autour des rennes peu intéressant également). Mais par la suite, on sent que la dramaturge réussit à trouver une vraie liberté dans le carcan qu’elle utilise, et c’est avec une grande intelligence, sensibilité qu’elle déploie son récit. Au final Que font les rennes après noël ? est un livre intrigant, profond, touchant, sous l’apparente froideur de son style. Un moment fort parsemé de phrases définitives qui tranchent dans le vif. “Le désenchantement est une forme comme une autre d’émancipation intellectuelle.” Formidable.