Chronique livre : Une adoration

de Nancy Huston

Mais comment fait cette femme pour m’émouvoir à ce point là, par la seule force de sa plume, de son imagination débordante, et de son immense cohérence ? Comment réussit-elle à faire vibrer toutes mes cordes sensibles d’un seul coup, d’un petit bout de phrase, d’une lumineuse idée ? Cette femme porte tout un univers ou même plusieurs en elle, des centaines de vies et des milliers d’âmes.

Comme le dit l’intro du bouquin (je vous le fait de tête, j’ai déjà prêté le volume), L’adoration est une histoire vraie, à part qu’elle a changé les noms, les professions, l’histoire, les lieux, les actes… bref tout est faux, et tout est pourtant réel, parce qu’on est au cœur de ce qui est le plus universellement partagé, l’émotion, les sentiments, la médiocrité… toutes les composantes de l’humanité, dans toutes ses failles et ses splendeurs. Comme les deux autres merveilles que sont Dolce Agonia et Lignes de faille, L’adoration est basé sur une forme littéraire spécifique. Ici, un faux procés pour découvrir à titre posthume le meurtrier d’un acteur génial et délirant, n’est que le prétexte pour dessiner le portrait en creux de cet homme, et de ses origines, petit village du Berry, avec son lot de petites vies, de franches mesquineries, et de belles histoires.

On est ici dans un processus beaucoup plus simple que Dolce Agonia ou Lignes de faille. Et pourtant, chaque page est matière à surprises, découvertes et émotions. Ici, ce ne sont pas que les hommes et les femmes qui ont la parole, mais également les objets, les végétaux… toutes ces choses qui font partie d’une vie. On écoute alors attentivement les voix de ces inanimés, qui ont été les témoins de tant de joies et de peines. La glycine qui raconte une première nuit d’amour entraperçue entre des volets mi-clos, le couteau, et son plaisir à s’enfoncer dans la chair de l’acteur, qui semblait appeler de ses vœux cette mort brutale (on comprendra plus tard pourquoi).

Magnifique également tous ces infimes détails, qui ne semblent être rien, et qui pourtant se révèlent cruciaux quelques dizaines de pages plus loin. Quelle intelligence dans la construction, dans cet assemblage de détails, si finement huilés, et d’une totale cohérence. Ce livre à plusieurs voix, livre choral, fait penser au magnifique Cris de Laurent Gaudé, ou au très beau Danseur de Colum McCann (portrait réel et fictif par les voix de ses proches de Noureev, que je vous recommande avec chaleur même si je n’en ai pas fait la critique ici). Il faut croire que cette forme réussit à ces auteurs, leur permettant une meilleure appréhension des événements, une vision de toutes les facettes d’une personnalité. Lue pour la première fois il y a à peine 5 mois, me voila sur la route d’être une inconditionnelle de Nancy Huston, quel sera le prochain ?

Chronique livre : L’Attentat

de Yasmina Khadra

Amine, un riche Israélien d’origine arabe exerce sa profession de chirurgien dans un hôpital de Tel Aviv. C’est un homme qui a réussi, bon boulot, bien marié, belle maison, il a su passer outre les difficultés d’être arabe à Tel Aviv. Jusqu’au jour où, sa femme Sihem, si discrète, intégrée et timide se bourre d’explosifs et se fait sauter dans un restaurant bondé de la ville. Après une phase de négation, Amine sombre dans l’incompréhension totale de ce qui s’est passé. Lui qui a bâti une cage dorée pour et autour de son épouse idéalisée, n’a rien vu passer de l’essentiel, de l’extérieur, du monde qui palpite et qui souffre au bord de son univers. Il se lance alors à la poursuite d’une explication plausible à cette incompréhensible geste, croise misère, injustices et lutte pour survivre, et retrouve son passé qu’il avait soigneusement enfoui sous une jolie couche de vernis.

Ce n’est pas par le style que ce bouquin est accrocheur. Ampoulé, métaphorique et poético-chichiteux, il navigue entre mauvais polar et bluette du dimanche, même si, à de très rares moments, un zeste de joliesse s’échappe de cet excès de verbiage.

Pour agaçant que soit ce travers, il faut avouer que les quelques 250 pages de cette courte histoire se dévorent. Les personnages sont bien campés, sans jamais être spécialement clichés. L’incompréhension du chirurgien, totalement imperméable aux explications que lui fournissent les terroristes est à ce point remarquable. Le formatage que lui a inculqué son statut de médecin israélien l’a coupé du monde réel, de ses origines. Pour lui, si sa femme s’est fait sauter le caisson, c’est parce qu’il n’a pas réussi à la rendre heureuse. Il ne peut pas imaginer une cause plus vitale, plus revendicatrice que les limites de son quotidien.

Les deux mondes s’affrontent, ceux qui souffrent, subissent, et n’ont plus rien à perdre, et ceux qui dominent, pas forcément consciemment, imposent, et pour qui les actes désespérés des premiers sont une raison supplémentaire d’étouffer les revendications. Cercle vicieux. Sans jamais excuser aucun acte de violence, et de tuerie, ou de fanatisme l’Attentat révèle une vérité assez dérangeante pour se sentir mal dans son mode de vie douillet et occidental. C’est déjà pas mal.

Chronique livre : L’Homme-dé

de Luke Rhinehart

Alors là, alors là, mon grand manitou du conseil littéraire a encore tapé juste, béni soit-il, Oh Dé, Amen. L’Homme-dé est une pavasse, du style épais, 550 pages écrites pas très gros, et s’avale comme on joue aux dés, avec bonheur, exaltation, amusement, et énervement. Bref, avec beaucoup de plaisir.

Paru en 1971 en langue anglaise, vite devenu culte outre-Atlantique, puis interdit, pour enfin être traduit en français en 1995, l’Homme-dé est un roman hautement impoli, politiquement très incorrect, et largement subversif. Luke Rhinehart, le dé-ros, est un psychiatre bien assis sur sa réputation, sa charmante femme à l’allure de rongeur, ses deux gosses, ses patients, tous plus fadas le uns que les autres, et ses collègues, encore plus fadas que les patients sus-cités. Bref tout va bien pour lui, sauf qu’il s’ennuie ferme. Un soir de poker et de beuverie, resté seul en fin de partie, il dé-cide, sur un coup de dé, d’aller violer sa voisine, qui n’est autre que la femme de son associé et néanmoins ami. Trouvant le petit jeu excitant, il le pousse de plus en plus loin, pour finir par prendre toutes ses dé-cisions à coup de dés, jusqu’au choix de son comportement, réactions face à autrui etc… Interné, puis relâché, il commence à étendre sa théorie de la dé-vie à ses patients, puis ses amis, jusqu’à la création de micro-dé-sociétés, puis l’avénement du Dé comme religion à part entière, religion de Hasard, du bordel et de la dé-structuration de la personnalité pour atteindre une liberté ultime d’être et de réalisation de toutes les facettes du soi.

Ecrit de manière brillante, bourré de pépites d’intelligence, de dé-rision, d’amertume, l’Homme-dé est un brûlot anti-formatage, anti-société. Luke Rhinehart veut se dé-barrasser de sa personnalité, moulée dans la carcan des pressions sociales. L’Homme n’est pas libre car ses choix sont guidés par ce qui se fait, ce qui doit être, ce que la morale, et la société acceptent. Jouer sa vie aux dés, parmi un liste d’options fait acquérir à Luke la liberté suprême de se détacher du socialement acceptable, de pulvériser les règles du jeu, de réaliser tous ses fantasmes et d’explorer toutes ses ambiguïtés.

Brillant ou absurde, c’est en tous cas fascinant, et on pourrait blablater sur le fond et la forme jusqu’à demain matin. Il est facile de comprendre pourquoi ce livre culte à été interdit et jugé dangereux. C’est plus cette violente remise en question de l’assise sociale que pour les scènes de cul, dont quelques unes sont franchement assez glauques, de déchéance et de crasse, ce que savent faire pas mal de bons auteurs américains.

Malgré tout, la fin se mord un peu la queue. En créant des centres spécialisés dans la théorie du dé, Luke ne se rend pas compte qu’il construit des sociétés, aux règles différentes de la société réelle, mais existantes. L’absence de règles devient alors une règle en soi. Il y avait peut-être une manière un peu plus légère et rapide d’arriver à cette conclusion. Mais passons, ce bouquin est formidable et doit figurer dans toute bonne bibliothèque. Je ne regarderai plus jamais les dés de la même façon.

Allez, on va s’en jeter un petit (dé) ?

Je ne résiste pas à la tentation de vous citer trois petites phrases parmi tant d’autres :
« Freud était un bien grand homme, mais je n’arrive pas à me faire à l’idée que quelqu’un lui ait jamais efficacement flatté le pénis. »
« Américain de naissance et d’éducation, j’avais le meurtre dans la peau. »
« Jusqu’à présent, nous sommes la seule religion au monde à perdre de l’argent à une cadence accélérée… Je ne sais pas pourquoi, mais ça me rassure. »

Chronique film : Norway of life (The Bothersome Man)

de Jens Lien

Un autre film a ajouté à la liste des films dont les titres sont les plus bêtement traduits. D’abord, c’est un film norvégien et ils traduisent en France le titre en anglais, bon, soit, mais en plus, ils changent complètement le sens du titre (L’Homme Gênant, grosso modo) pour un jeu de mots à la con, bien moins bon que l’original. Mais passons.

The Bothersome Man est un film fort sympathique. Andréas, trentenaire un peu lunaire, est parachuté en plein désert norvégien (en fait islandais précise le générique) devant un station service antédiluvienne, récupéré par un petit gars dans une voiture pourrie, et emmené dans une ville immaculée où on lui fournit appartement et boulot. Il ne sait pas où il est, ce qu’il y fait, il vit comme un zombie au milieu d’une société où tout sentiment est inexistant, malgré les apparences de société normale. Aucun enfant, les rues ne sont parcourues que par des piétons ternes, ou des voiturettes-balayettes. Quand un gars se défenestre, tombe sur les pointes d’une palissade et déverse ses boyaux sur le trottoir, ça n’émeut personne, que les « cantonniers » locaux qui s’empressent de tout nettoyer.

On est dans l’absurde norvégien. C’est souvent assez drôle et bien vu, avec un paroxysme de mauvais goût très rigolo quand Andréas se jette sous le métro, mais n’arrive pas à mourir, écrasé par trois-quatre rames de métro successives, et finit par sortir du tunnel avec la démarche d’un zombie dans la nuit des morts-vivants.

Critique légère de nos sociétés modernes et inhumanisées, sans sentiment, sans goût, sans odeur, les personnes et les amours sont interchangeables. Andréas n’arrive pas à se soumettre à ce diktat de l’indifférence, et risque tout pour entendre des rires d’enfants. La photo est vraiment jolie, c’est bien filmé, bien joué, et servi par la très belle musique de Grieg of course. Le film se termine un peu en jus de boudin, et c’est dommage, c’est émaillé de plein de petits trucs vraiment bien ficelés. A voir, une curiosité assez osée.

Chronique livre : Le Démon

de Hubert Selby Jr.

Oh lala déjà 22h30 et je n’ai pas écrit ma critique. Bon, alors on va faire bref.

Le Démon de Hubert Selby Jr. est un grand livre.

Quoi ? qu’est-ce que vous dites ? c’est trop court ? Bon, ok. Alors on y va. Harry White (plus commun comme nom, je vois que John Doe), est un jeune cadre dynamique et plein d’avenir. Il vit chez papa-maman, et c’est vachement pratique. Les bourses pleines, et la queue à l’affût, il saute grosso-modo tout ce qui bouge et qui a une alliance, moins de danger de se faire mettre le grappin dessus. Quand son patron lui fait comprendre que pour obtenir de l’avancement, faudrait voir à fonder une petite famille, Harry n’hésite pas, et ça tombe plutôt bien, car pour la première fois de sa vie, il est amoureux, de la belle et sexy secrétaire Linda. Mais une fois marié, voilà t’y pas que tout dérape. Ses anciennes manies hormonales reviennent en force, il recommence à baiser à tout va, des nanas de plus en plus glauques, puis, en substitut, collectionne les plantes vertes, passe ensuite à la cleptomanie, pour enfin tomber dans le meurtre gratuit.

On assiste là à la lente (10 ans passent) désagrégation d’une être, hanté par un « démon ». Au fur et à mesure de sa réussite professionnelle, familiale et sociale (maisons de plus en plus grandes, une belle femme, deux enfants, un poste de vice-président dans sa boîte), la déliquescence de son cerveau devient de plus en plus difficile à juguler. Ses actes (sexe, vol…) l’apaisent quelques temps, puis deviennent inefficaces. Addiction au cul, addiction à l’adrénaline, addiction au jardinage ( !), cette folie progressive et insatiable qui s’installe est bigrement dérangeante car renvoie à sa propre dépendance aux choses, à la dépression, le besoin de s’oublier, de se sentir libre de soi-même.

Si le début peut faire penser que le démon est Harry lui-même (égoïste et insignifiant jeune cadre), on comprend, dès les premiers temps de son mariage qu’il s’agit de cette force incontrôlable qui le pousse à l’autodestruction, puis à la destruction. Le style est brillant et précis, on est en immersion dans la cervelle de Harry, collant pas à pas à ses actes, se sentant irrémédiablement attiré vers lui. Les descriptions familiales sont extraordinaires de concision et de justesse. La focalisation sur Harry n’éclipse pourtant pas sa femme Linda, qui assiste impuissante à l’étiolement de son mari, de son mariage et de sa vie. Bref un roman indispensable, qui entre les mains d’un grand cinéaste pourrait faire un film extraordinaire.

PS : merci à mon conseiller
PS2 : Est-ce que quelqu’un saurait comment faire partir cette p… d’odeur de foie de morue de mes petits doigts déjà récurés à la javel, trois fois ?