Chronique livre : Millenium people

de J. G.Ballard

Millenium People est un des derniers livres du cultissime James Graham Ballard, auteur entre autres du dérangeant Crash ! Ecrit à 75 ans, Millenium People montre que si le potentiel subversif de son auteur était encore absolument intact en 2005, son écriture par contre montrait de gros signes de faiblesse.

Millenium People raconte, pour vous la faire courte, la révolte londonienne d’une classe moyenne prise au piège d’un capitalisme fascisant. Prenant conscience que tous leurs rêves et leurs choix de vie sont dictés par la société libérale dans laquelle ils évoluent, les habitants d’une résidence de standing commencent à casser leur jouet en s’en prenant aux symboles de leur aliénation : parcmètres, écoles privées, charges locatives, vidéoclubs, cinémathèque, musées et agences de voyage. Mais, perdus parmi ces actes de rébellion et de vandalisme une série d’attentats gratuits et non revendiqués commencent à faire frémir la ville. David, un psychologue dont l’ex-femme est morte dans l’un de ces attentats, infiltre la résidence pour découvrir les raisons de cet acte et leur auteur. Et puis sans doute aussi pour se trouver lui-même.

Le thème développé par Ballard est très intéressant et sans doute prophétique. La société (anglaise, mais pas que) “tient” en partie par ses classes moyennes, qui représente un “modèle” à atteindre pour les classes moins favorisées. Mais la douillette sécurité que représente l’atteinte de cette classe moyenne n’est qu’apparente : l’augmentation du coût de la vie fait que l’ensemble des objectifs, des rêves de cette population (objectifs et rêves formatés, biberonnés dès l’enfance dans des écoles privées, et par la société de consommation en général), devient d’un coup hors de portée. Cette classe moyenne se mue alors en symbole d’une impasse sociétale, dont l’implosion signifierait l’explosion d’un système tout entier.

Les propos de J. G. Ballard ne perdent rien de leur potentiel subversif. La réflexion sur “le vide” et “l’ennui” m’a particulièrement intéressée. Sans pouvoir d’achat les classes moyennes perdent le sens même de leur existence (la consommation, matérielle, culturelle, touristique…). Privées de leurs béquilles, elles sont confrontées au vide absolu de leurs existences, et commencent alors à détruire les symboles même de ce qui les qualifie. Tout comme Sally, la femme de David, ne peut se séparer de ses béquilles après un accident (dépourvu de ce fait d’une quelconque signification) dont elle s’est pourtant parfaitement remise. Le constat est désespérant, l’homme ne pouvant supporter l’absence totale de sens de l’existence, ne peut vivre sans béquille qu’elle soit spirituelle, matérielle ou culturelle.

Le gros problème de Millenium People, c’est sa construction et son écriture. La construction, beaucoup moins rigoureuse que celle des précédents romans du maître, rend la lecture souvent peu claire. Abus de flash-forward à l’intérieur même de paragraphes, écriture peu précise, rendent le roman passablement confus. L’édifice tient maladroitement debout, les personnages restent difficiles à définir et à comprendre, les dialogues, à force de sous-texte, en deviennent complètement obscures. De nombreuses formules, à la limite de la correction grammaticale, font également penser à un problème de traduction, visiblement pas très travaillée.

On le sait, après avoir lu l’autobiographie au titre infâme de Ballard La vie et rien d’autre, la maître était devenu terriblement popote sur la fin de sa vie. Et Millenium People révèle toute la complexité de cet esprit paradoxal : à jamais subversif sur le fond, totalement mollissant sur la forme.

Ed. Denoël (en poche chez Folio)
Trad. Philippe Delamare

Chronique livre : Martiens, go home !

De Fredric Brown.

Ma capacité à lire étant un peu en sommeil en ce moment, Martiens, go home ! est arrivé à point nommé. Petit livre assez rigolo, MGH! part du postulat que, du jour au lendemain, les martiens débarquent sur Terre. Ils ne viennent pas vraiment “envahir” le monde, non, ils ont juste envie de foutre la merdre. Mal polis et grossiers, les petits hommes verts (car il le sont vraiment), adorent apparaître (couimer disent-ils) d’un coup sous les yeux des gens, déranger les représentations théâtrales, et autres manifestations en direct, semer la pagaille dans les familles en révélant tous les secrets.

Le livre, d’une part, suit un personnage particulier, Luke Devereaux, écrivain de SF de son état, et d’autre part explore les conséquences dans la société de l’arrivée des martiens. Et elles sont nombreuses, les martiens s’immisçant partout : baisse des naissances due à la difficulté de faire l’amour lorsqu’un martien vous regarde, économie qui part en eau de boudin, mise en chômage technique de tous les services secrets d’un planète en pleine guerre froide…

Faisant preuve d’une imagination assez débridée, Fredric Brown réussit à nous faire rire franchement. Les scènes dans lesquelles les martiens sont vraiment présents sont assez hilarantes. Ces bestioles appellent tous les garçons “Toto” et toutes les filles “Chouquettes”, se fichent de la gueule de tout le monde et s’assoient sur la bienséance avec délice. Quand Brown explore les conséquences de l’arrivée des martiens, on accroche moins. C’est très intéressant, et créatif, mais il faut le dire, l’auteur écrit vraiment très mal. C’est infâme au niveau du style, et même si on laisse le bénéfice du doute à l’écrivain pour cause de traduction, on a quand même du mal à ne pas grincer des dents.

Mais ne soyons pas bougons, Martiens, go home! constitue un divertissement tout à fait rigolo et pas totalement crétin. Pas si mal.

Chronique livre : Un homme louche

de François Beaune.

Unique, c’est le mot qui vient à l’esprit quand on lit Un homme louche. Un univers unique, un style unique. Dès son premier roman François Beaune impose sa griffe, mine de rien, derrière une apparente légèreté d’écriture et de ton.

Jean-Daniel Dugommier est un adolescent mutique et solitaire. Sa seule réelle compagnie, c’est ce cahier dans lequel il écrit son journal. Regard noir sur le monde, parfois complètement à côté de la plaque, et souvent inquiétant, c’est avec sérieux que Jean-Daniel raconte sa vision des choses, ses projets. On navigue dans un univers où éclairs de lucidité sur le fonctionnement du monde, et délires complets se côtoient. Car jean-Daniel ne va tout de même pas très bien, et son comportement finit d’ailleurs par le faire interner, puis intégrer un collège spécialisé. Près de vingt ans plus tard, on retrouve notre personnage. En apparence, un homme assez banal, un travail, un appartement, des amis de bistrot. On comprend peu à peu les événements qui se sont produits entre ces deux périodes de sa vie. Et on comprend aussi que Jean-Daniel, au moment où il recommence à raconter sa vie ne va à nouveau pas très bien dans sa tête.

Pourtant, ce qui capte l’attention quand on commence le livre, c’est sa drôlerie. Jean-Daniel est globalement bien à côté de la plaque, et les réflexions qu’il se fait sur la vie, l’amour, en cette période adolescente où tout remue à l’intérieur, sont vraiment très rigolotes. Ca part dans tous les sens, la galerie de personnages qu’il dresse est assez inénarrable. Le “réel” est complètement déformé, transformé, amplifié. A force de se focaliser sur les détails, les constituants d’un grand tout, d’expérimenter à tout va, Jean-Daniel se crée un monde totalement autre, dans lequel la logique commune n’a pas vraiment sa place. Il a pourtant l’âme d’un scientifique, et ses observations des gens qui l’entourent, sont faites de manière très sérieuse. Et si ses réflexions décalées sont drôles, le sourire pourtant se mue en crainte assez rapidement. Car cet adolescent, tout entier bouffé par sa psychose et sa paranoïa, bien que parfois d’une lucidité terrifiante, est une vraie bombe à retardement (au moins pour lui-même). Sa détestation de soi va très loin, et pour éviter de rester trop longtemps en sa propre compagnie, il passe son temps à observer les autres.

Adulte, en apparence “calmé”, il recommence pourtant à se placer en dehors du monde, il ne parvient toujours pas à se positionner dans l’espace. Il théorise (la “sous-réalité”, ou « l’idéale réalité St Nectaire« ), échafaude des plans de “fuite” : Moi qui ne fais qu’observer, qui ne veux rien avoir à faire avec le monde, je me paye ce fantasme d’un jour avoir la force de le renverser. Dans la deuxième partie du roman, c’est la tristesse qui prend le pas sur le rire. Bien sûr, l’humour noir est toujours présent, mais ce qui apparaît de cet homme, en filigrane, sa vision de la vie, sa solitude, sont bouleversants. Comment se reconstruire une vie après ce qu’il a vécu ? Et surtout pourquoi faire ? Impossible de ne pas être remué par ce personnage qui nous dit que sa première émotion réelle, durable, a été la honte. Homme tout en vrac à l’intérieur dès la naissance, Jean-Daniel tente malgré tout de rationaliser son univers. Cette quête de repères, quasi clinique, est juste très émouvante. Comment essayer de recoller les morceaux du monde, pour recoller les morceaux de soi, et tenter d’exister, au moins un tout petit peu. Finalement, on est tous un peu des Jean-Daniel Dugommier quelque part non ?

Roman, pudique, presque modeste, Un homme louche impose François Beaune comme un auteur à part, et très prometteur de la littérature française. Chapeau bas.

Pour la route quelques citations :

“L’homme est né libre, et partout il est dans les fers” (ou dans le cuir pour un fétichiste)

Ce reflet de vernis de blanc d’oeuf intense. Qu’est-ce qu’un poussin en comparaison, la jeunesse imparfaite ?

Chronique livre : Le potentiel érotique de ma femme

de David Foenkinos.

Jolie petite chose assez anodine que ce court roman de David Foenkinos. Après une dépression carabinée, Hector, un collectionneur maniaque de tout et n’importe quoi, tombe amoureux. Lui pour qui la vie avait été une succession de soupes du dimanche chez papa-maman, de timbres postes, de pièces de monnaie et autres badges se trouve guéri de sa collectionnite aiguë par l’amour d’une femme. Tout va bien jusqu’au jour où sa femme, juchée sur un escabeau, lave les vitres du salon. Et là, c’est le drame, il replonge, et commence à collectionner les moments durant lesquels sa femme nettoie les carreaux. Ce qui évidemment amènera un certains nombres de quiproquos et de malentendus.

Le ton du roman est assez taquin et léger, plutôt drôle. Les phrases sont courtes pour amener du rythme, ce qui fonctionne assez bien. On peut cependant trouver ça un peu sec et systématique. Pas grand chose à en dire donc, mais un plaisir certain à lire cet ode à l’érotisme et la suggestion, à ces petits moments de rien qui nous font chavirer le coeur et les muqueuses. Mignon, et bienvenue après l’âpre Zone. 

Chronique livre : La Guerre et la Paix

de Léon Tolstoï.

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Ahhh tu fais le malin ?
Dis moi de quel film est tiré ce photogramme.
Clique pour mieux voir.

Yipiha, me voilà enfin venue à bout de La Guerre et La Paix après de multiples tergiversations. Non pas que le roman soit barbant, bien au contraire, mais il y a là une pavasse tout de même très conséquente. J’avoue me sentir beaucoup plus à l’aise dans l’univers de Tolstoï que de Dostoïevski : plus romanesque, frontal, moins psychologique et torturé, même si je reconnais que le style de Tolstoï, pas aussi flamboyant que celui de Dostoïevski, est essentiellement tourné vers l’efficacité.

Car c’est une des qualités premières de ce livre : il est bougrement efficace. Malgré ses 1500 pages, ses dizaines de personnages, ses multiples rebondissements, on n’est jamais perdu. Grâce à un art du portrait incroyable, Tolstoï réussit à donner vie à tous ses protagonistes, même les plus minimes. On oublie alors la complexité des noms russes pas toujours simples à mémoriser pour reconnaître tel ou tel personnage par un détail qui l’identifie d’un seul coup d’oeil. Telle princesse a la lèvre ourlée, telle autre un sourire radieux. Tel prince baisse le bras gauche, tel autre a le regard perdu. Le système peut paraître répétitif, mais permet donc de ne pas s’interroger en permanence sur le qui est qui. Se débarrassant par conséquent d’une des grandes difficultés des grandes épopées, Tolstoï réussit à déployer sa version de la période 1807-1812 avec un extraordinaire ampleur. Il effectue un va et vient constant entre scènes de guerre et scènes de la vie civile, permettant de donner visage humain aux soldats et autres chefs de guerre dont nous croisons la route.

Loin de glorifier les victoires militaires, Tolstoï fait preuve d’une grand lucidité dans ses descriptions, sans concession. Il minimise le libre-arbitre, et conçoit l’Histoire avec déterminisme. On retient de tout ça l’immense talent de Tolstoï pour raconter l’Histoire et lui donner un visage humain. Passionnant. Un classique.